mardi 15 juillet 2008

Le bourreau de Iaroslavl (Mars 1790)

Avez-vous déjà assisté à une exécution ? Le privilège de vivre en Russie à mon époque c’est que le spectacle est assez courant. Spectacle ? Oui ! Le terme est choisi délibérément. Il s’agit bel et bien d’un spectacle mes chers lecteurs inconnus. Il suffit pour s’en convaincre de voir les badauds se précipiter vers la grand place les jours d’exécution. Tous, jeunes et vieux, femmes et enfants se pressent sur les lieux de la sentence publique et se délectent joyeusement du répugnant tableau.




Je vais vous raconter ce que j'ai vu en ce mois de mars 1790. Donc, continuant notre chemin après mon complet rétablissement, nous parvîmes deux jours plus tard à Iaroslavl. Pour le plus grand bien de mon édification, le hasard voulu que ce jour là la justice accomplissait son œuvre. Un pauvre homme devait recevoir vingt coups de knout pour je ne sais plus quel crime. Mon père estima qu’une jeune fille aussi si sotte et niaise que je l’étais alors devait assister à l’exécution afin de me mettre un peu de plomb dans la tête.

«Reste près de moi et surtout, ne t’approche pas du bourreau. Sinon, il t’arrivera malheurs ! » me commanda alors mon père alors que nous nous rendions vers la grand place.

Comme je le compris par la suite, les recommandations de mon père n'étaient pas superflues. Il faut savoir que l’exécuteur des hautes œuvres n’est pas un homme salarié par le gouvernement, ce n’est pas non plus un bourreau qui succède à son père. Il s’agit simplement d’un criminel, condamné aux mines de Sibérie, qui, pour échapper au triste sort des forçats, préfère devenir le bourreau de ses frères de malheur. Mais le gouvernement ne lui rend pas sa liberté pour autant. Il doit demeurer dans le prison de la ville où il exerce son métier de bourreau en compagnie des voleurs ou des assassins qu’il doit exécuter un jour.

Aucun avantage n’est attaché à cette place. Le bourreau reçoit la même solde que les autres prisonniers (2 kopecks) ; aussi cherche t-il à extorquer quelques kopeks aux criminels qui passent par la ville. Mais son principal revenu lui vient des malheureux qui doivent éprouver la vigueur de son bras, et qui sacrifient le peu d’argent qu’ils possèdent pour acheter sa miséricorde.

Or donc, un jour d’exécution est un jour de fête pour le bourreau. Lorsque l’heure du supplice approche, il quitte la prison où il habite, emportant avec lui son knout et des lanières de rechange ; et, sous la garde d’un officier de police, il se dirige vers la grand place du marché où s’exécutent ordinairement les jugements du tribunal. Il est de coutume que, de la prison à la grand place, le bourreau, respirant l’air de la liberté avec une joie frénétique, se livre à des excès en tout genre malgré la présence du policier qui l’accompagne.

Il sort de sa prison comme une bête fauve. Il bouscule les gens du peuple qui se trouve sur son chemin, injurie les passants en se servant des expressions les plus obscènes, s’arrête devant les petites boutiques qui bordent les rues, s’empare de toutes les bonnes choses à manger qu’il voit sur l’étalage, entre dans les cabarets, consomme des verres d’eau de vie qu’il ne paie pas. Et comme il n’ignore pas l’effroi et la répulsion qu’il inspire, il s’en amuse et prend tâche d’effaroucher les citoyens par ses excentricités brutales et son langage ordurier.

Sa présence jette le trouble dans la ville. A l’approche de ce misérable, les femmes et les jeunes filles se sauvent pour échapper à ses ignobles plaisanteries. Mais comme j’étais ignorante de ces choses là, je m’avançai par delà la foule afin de mieux voir le bourreau. Dès qu’il m'apercu, le goujat se prit à rire et pointa le manche de son knout dans ma direction :

-Petite salope ! T’es déjà habituée à écarter les cuisses toi ! Je sens le parfum de ton vagin enivrer mes narines. Je passerais le manche de mon knout dans ton minou que tu en rugirais de plaisir.

Je me précipitai vers mon père, hors de la vue de cette répugnante créature, encore toute bouleversée de cette rencontre. Je n’avais compris que « petite salope » car le reste de son langage restait incompréhensible pour mon jeune âge. Mais cette « petite salope » lancée à la face de mon innocence provoqua mon courroux.

-Père ! Vous avez entendu, ce misérable ! Il m’a insulté !

-C’est de votre faute ! Je vous avais commandé de rester près de moi. Les jours d’exécution, les bourreaux sont au dessus des lois ordinaires. Remerciez Dieu qu’il ne vous ai pas touchée.

En effet, il faut savoir que tout ce que le bourreau a touché devient impur. On brise les verres dans lesquels il a bu, on jette au fumier les objets qu’il a souillés par son contact. Les vieilles femmes se signent à sa vue et lavent le seuil de la porte où il a posé le pied.

Enfin, après de copieuses libations d’alcool, l’exécuteur des hautes œuvres arrive comme un sauvage sur la place publique et prépare son fouet meurtrier à la vue de la foule qui sourit à ses quolibets mais qui reste à distance du monstre. Alors apparaît le coupable au milieu d’un peloton de soldats. Un profond silence se fait à la vue des autorités et l’huissier du tribunal lit la sentence qui condamne le criminel au knout et à la déportation en Sibérie. La peine du knout amène toujours celle de l’exil, c'est automatique, telle est la loi.

Une fois la sentence lue, le bourreau entre en fonction. Il s’empare du patient, l’attache fortement à une planche fixée sur le sol à cet effet ; puis il lui arrache la chemise et lui met le dos complètement à nu. La planche qui sert aux exécutions du knout reste toujours en permanence sur la place du marché. Cette planche en chêne, d’une dizaine de centimètres d’épaisseur, est légèrement inclinée. Elle a sur ses côtés, quatre échancrures où se placent les jambes et les bras du patient. Vers le haut de cette planche se trouve un trou dans lequel il place sa tête afin de la préserver des atteintes du knout. Ainsi placé et garrotté dans cette espèce de gangue, le condamné ne peut faire aucun mouvement et son dos sur lequel doit frapper le bourreau est à découvert.

Une fois ces dispositions prises, l’exécuteur s’éloigne du patient, s’arme de son knout, le fait siffler dans les airs en l’agitant comme un fouet, puis s’élance pour frapper le malheureux qui tremble de tous ses membres.

C’est un spectacle horrible à voir. Devant ces chairs déchirées, ce sang giclant en fines gouttelettes sur la neige et les cris du pauvre condamné, mon cœur pleura. Ce qui me paru ignoble lors de ce triste moment où je ne pouvais m’empêcher de plaindre le patient qui se tord dans les convulsion de la douleur, c’est d’entendre les plaisanteries révoltantes que l’exécuteur se permet d’adresser à la victime après chaque coup de knout.

Enfin, une fois l’exécution terminée, le patient est conduit à l’hôpital où il reste jusqu’à sa guérison. Après quoi il est réintégré dans sa prison jusqu’au passage d’une chaîne d’exilés pour la Sibérie. Quant au bourreau, il reprend le chemin de la prison en reproduisant les mêmes scènes scandaleuses qu’à son premier passage. Puis, il n’est plus question de lui jusqu’à la prochaine exécution.


mercredi 9 juillet 2008

La chaumière noire (Mars 1790)

Je suis restée en convalescence à peu près trois jours, au milieu des taracanes et des paysans qui nous hébergeaient moi et mon père. Ils vivaient dans une petite chaumière noire, c'est-à-dire que le four colossal qui sert à se chauffer, à faire la cuisine et qui est utilisé comme bain de vapeur le samedi, ne possédait pas de cheminée. A la différence des chaumières blanches qui en ont une, les chaumières noires sont très incommodes car l’air y est très vite irrespirable. Pour évacuer la fumée, il n’y a qu’un petit trou pratiqué dans le mur, mais dès que le vent se lève la fumée se concentre alors dans la pièce de manière qu’on est obligé de s’asseoir ou de se baisser pour pouvoir respirer. Ajoutez à cela que nous vivions à huit dans la petite pièce sans compter les chiens et vous saisirez la pestilence de l’endroit.

L’intérieur d’une chaumière noire se compose d’une pièce unique dont un quart est occupé par le fameux four carré très haut et très massif. La plateforme de ce four sert de chambre à coucher pour la famille pendant l’hiver. On s’y entasse pêle-mêle et on s’y endort sans matelas et sans oreillers. Le mobilier se compose du strict nécessaire : une table, un banc mobile, un autre banc fixé au mur et qui fait presque le tour de la pièce, un coffre qui contient les effets de la famille, un baquet où chacun puise de l’eau pour boire, voilà tout le luxe du serf. Et puis, évidemment, dans l’encoignure orientale, les icônes devant lesquels tout le monde se signe et s’incline avant de dire bonjour aux maîtres du logis.

Ces braves gens étaient très gentils. Surtout la femme du paysan qui m’avait prit en affection. Elle m’appelait « sa petite miraculée » et veillait toujours à ce que je ne manque de rien. Moi aussi je l’aimais bien. Elle me rappelait ma maman et je cherchais auprès d’elle l’affection que mon père était incapable de me donner.

-Douchenika, lui ai-je demandé un soir, toi qui a déjà enfanté, aurais-tu la bonté de m’expliquer comment cette grâce pourra me toucher ? Je voudrais avoir un bébé rien qu’à moi.

Oui, cette idée ne m’avait pas quitté depuis l’étape entre Makaryev et Nijni. C’était devenu une obsession, une idée fixe impossible à ôter. Je VOULAIS être UNE MAMAN !

-Ma chère enfant, me répondit-elle avec douceur, les choses viendront avec le temps, tu es encore très jeune. Mais sache déjà que pour avoir un enfant il faudra beaucoup aimer l’homme avec qui tu te marieras. L’enfant ne se conçoit qu’avec l’amour.

-Avec l'amour ! Pourtant… mon père ne m’aime pas, répondis-je tristement.

-Oh si ! Il t’aime. Pourquoi dis-tu des choses pareilles ! Alors que tu étais aux portes de la mort, j’ai vu les larmes couler le long de ses joues. C’étaient les larmes d’un père qui se désespère de la mort de sa fille chérie. Sa tristesse me faisait pitié.

Ces paroles provoquèrent en moi un tourbillon d’émotions. Ainsi mon père avait pleuré alors que je mourrais ! Ces larmes signifiait-elles qu’il m’aimait ? Vraiment ? C’était inimaginable ! Mon père ! Mon papa… il tenait à moi ! La tête me tournait.



Le dernier jour, on m’autorisa enfin à sortir. Quel bonheur de pouvoir enfin respirer l’air pur, de courir et de se rouler dans la neige. Je profitai d’aller chercher du bois avec mon père pour me trouver seul avec lui. Je fis tout et n’importe quoi, sauf de ramasser du bois. Je jouais à la petite folle. Je lui jetais des boules de neige, je n’arrêtais pas de le taquiner, de me faire remarquer comme une sotte. Moi qui avait été si près de la mort, je goûtais à la vie avec une joie nouvelle. Je renaissais dans l'âme d'une enfant en quête d'un amour merveilleux, mystérieux et sublime, c'est-à-dire de l'amour paternel.

Mes efforts furent malheureusement vains. Mon père ne m'accorda même pas l'aumône d'un sourire. Il ramassa du bois et se plaignit de mon ingratitude envers les paysans qui m'avaient recueillis. Ben oui, quoi! Qu'avais-je donc à faire la sotte au lieu de ramasser du bois pour ces braves gens. Je leur devais bien ça. Petite garce!

Nous retournâmes dans la chaumière noire, les bras chargés et le cœur vide.

"Rendez-moi ma mort" soufflai-je alors discrètement aux taracanes qui grouillaient au plafond.



samedi 28 juin 2008

Je suis dans l’antichambre de la mort – Les taracanes (Mars 1790)

Bien loin de s’atténuer, la fièvre qui me brûlait et me condamnait au délire redoubla d’intensité dans la nuit. On me dévêtit, ne me laissant sur le corps qu’une chemise destinée à préserver ma pudeur. C’est la coutume chez nous, gens de la campagne russe, de dormir tout habillé, on ne se déshabille qu’une fois par semaine, pour le bain de vapeur. Nous sommes donc dans les mêmes vêtements le jour et la nuit ; ça n’a rien de choquant vous savez. Par contre, le fait de me retrouver en simple chemise était pour moi très inhabituel.



Bref, mon père et les paysans qui nous hébergeaient recouvrirent mon corps de glace et prièrent pour que le mal dont je souffrais quitte ma pauvre petite personne. Mais ni la glace, ni les philtres qu’on me faisait boire avec peine ne parvenaient à faire décliner la terrible et mystérieuse maladie qui me hantait.

Au cours de cette nuit du début du mois de mars 1790, mon père crut que j’allais passer. Il ordonna qu’on aille quérir le pope du village afin que je puisse recevoir le secours de la religion. Le pope accourut aussitôt puis, en brandissant la croix au dessus de moi, il commença ses prières rituelles. J’étais la plupart du temps dans l’inconscience et je ne pouvais répondre aux prières, ni confesser mes pêchés. Les rares paroles que je bredouillais se résumaient à demander mon icône afin que je puisse l’embrasser.

Le curé allait sortir de sa boîte à baptême l’huile du pénitent qui sert à l’extrême onction lorsque la femme de ce curé, qui était aussi un peu sorcière (oui, ça aussi pour nous, ça n’a rien de choquant, du moins à mon époque), arrêta son bras. En effet, des taracanes venaient d’apparaître sur mon corps. Pour elle, c’était un signe. Les taracanes avaient senti les humeurs malignes sécrétées par mon corps et allaient se charger de les éliminer.

Les taracanes sont des espèces de grosses blattes que l’on retrouve grouillant par milliers dans toutes les chaumières russes. Ces insectes ont de prime abord un aspect assez répugnant. D'ailleurs, maman ne s'est jamais accoutumée à la présence de ces dégoûtantes bestioles. Elle en tolérait quelques unes, mais dès que les taracanes devenaient trop nombreuses, elle nous demandait à moi et à mon frère de les chasser dehors. La plupart du temps, ces blattes tiennent au plafond mais descendent par grappes le long des murs et se promènent le long de votre assiettes quand vous mangez, ils poussent même la familiarité jusqu’à vous passer sur la figure lorsque vous dormez. Nous ne tuons pas les taracanes, car nous sommes persuadés qu’ils portent bonheur. Une chaumière sans taracanes est une chaumière probablement maudite.

Or donc, des dizaines de ces blattes parcouraient maintenant mon corps des pieds à la tête, cherchant et suçant les sécrétions fielleuses qui s’échappaient de mes pores, s’introduisant partout, dans mes narines, ma bouche et mes oreilles. L’assistance contemplait médusée le spectacle de cette jeune fille transformée en un agglomérat grouillant. Ils s’étaient tous jetés à genoux et se signaient frénétiquement afin de rendre grâce au Créateur de ce miracle. J’étais devenue une créature composée de milliers d’autres. A ce moment là, je ne souffrais plus, j'avais dépassé le stade des souffrances terrestres. La fièvre avait perdu son emprise sur mon esprit . J'étais morte, du moins, j'étais arrivée à l'extrême limite de la vie, là, au bord du précipice. C’était mon premier avant goût de la mort. Ma vie se dématérialisait en une multitude d’autres vies ; j'étais désincarnée, chaque taracane était une partie de moi-même, je chevauchais l’absolu.

Cette expérience me plut assez, je le confesse. Je n’ai eu de cesse, comme la suite de mon histoire le prouvera, de goûter encore un peu aux parfums qui s'exhalaient de l’antichambre de la mort.

Pour l’heure, les taracanes m’avaient privé de mourir tout à fait. Car effectivement, la présence de ces insectes sur mon corps eut un effet surprenant sur le rétablissement de ma santé. Le matin, ma fièvre avait baissé et je reprenais mes sens. Deux jours plus tard, j'étais totalement guérie.

J'avais douze ans en mars 1790. Il fallut attendre encore cinq ans pour les taracanes me rendent mon bien.