mercredi 9 juillet 2008

La chaumière noire (Mars 1790)

Je suis restée en convalescence à peu près trois jours, au milieu des taracanes et des paysans qui nous hébergeaient moi et mon père. Ils vivaient dans une petite chaumière noire, c'est-à-dire que le four colossal qui sert à se chauffer, à faire la cuisine et qui est utilisé comme bain de vapeur le samedi, ne possédait pas de cheminée. A la différence des chaumières blanches qui en ont une, les chaumières noires sont très incommodes car l’air y est très vite irrespirable. Pour évacuer la fumée, il n’y a qu’un petit trou pratiqué dans le mur, mais dès que le vent se lève la fumée se concentre alors dans la pièce de manière qu’on est obligé de s’asseoir ou de se baisser pour pouvoir respirer. Ajoutez à cela que nous vivions à huit dans la petite pièce sans compter les chiens et vous saisirez la pestilence de l’endroit.

L’intérieur d’une chaumière noire se compose d’une pièce unique dont un quart est occupé par le fameux four carré très haut et très massif. La plateforme de ce four sert de chambre à coucher pour la famille pendant l’hiver. On s’y entasse pêle-mêle et on s’y endort sans matelas et sans oreillers. Le mobilier se compose du strict nécessaire : une table, un banc mobile, un autre banc fixé au mur et qui fait presque le tour de la pièce, un coffre qui contient les effets de la famille, un baquet où chacun puise de l’eau pour boire, voilà tout le luxe du serf. Et puis, évidemment, dans l’encoignure orientale, les icônes devant lesquels tout le monde se signe et s’incline avant de dire bonjour aux maîtres du logis.

Ces braves gens étaient très gentils. Surtout la femme du paysan qui m’avait prit en affection. Elle m’appelait « sa petite miraculée » et veillait toujours à ce que je ne manque de rien. Moi aussi je l’aimais bien. Elle me rappelait ma maman et je cherchais auprès d’elle l’affection que mon père était incapable de me donner.

-Douchenika, lui ai-je demandé un soir, toi qui a déjà enfanté, aurais-tu la bonté de m’expliquer comment cette grâce pourra me toucher ? Je voudrais avoir un bébé rien qu’à moi.

Oui, cette idée ne m’avait pas quitté depuis l’étape entre Makaryev et Nijni. C’était devenu une obsession, une idée fixe impossible à ôter. Je VOULAIS être UNE MAMAN !

-Ma chère enfant, me répondit-elle avec douceur, les choses viendront avec le temps, tu es encore très jeune. Mais sache déjà que pour avoir un enfant il faudra beaucoup aimer l’homme avec qui tu te marieras. L’enfant ne se conçoit qu’avec l’amour.

-Avec l'amour ! Pourtant… mon père ne m’aime pas, répondis-je tristement.

-Oh si ! Il t’aime. Pourquoi dis-tu des choses pareilles ! Alors que tu étais aux portes de la mort, j’ai vu les larmes couler le long de ses joues. C’étaient les larmes d’un père qui se désespère de la mort de sa fille chérie. Sa tristesse me faisait pitié.

Ces paroles provoquèrent en moi un tourbillon d’émotions. Ainsi mon père avait pleuré alors que je mourrais ! Ces larmes signifiait-elles qu’il m’aimait ? Vraiment ? C’était inimaginable ! Mon père ! Mon papa… il tenait à moi ! La tête me tournait.



Le dernier jour, on m’autorisa enfin à sortir. Quel bonheur de pouvoir enfin respirer l’air pur, de courir et de se rouler dans la neige. Je profitai d’aller chercher du bois avec mon père pour me trouver seul avec lui. Je fis tout et n’importe quoi, sauf de ramasser du bois. Je jouais à la petite folle. Je lui jetais des boules de neige, je n’arrêtais pas de le taquiner, de me faire remarquer comme une sotte. Moi qui avait été si près de la mort, je goûtais à la vie avec une joie nouvelle. Je renaissais dans l'âme d'une enfant en quête d'un amour merveilleux, mystérieux et sublime, c'est-à-dire de l'amour paternel.

Mes efforts furent malheureusement vains. Mon père ne m'accorda même pas l'aumône d'un sourire. Il ramassa du bois et se plaignit de mon ingratitude envers les paysans qui m'avaient recueillis. Ben oui, quoi! Qu'avais-je donc à faire la sotte au lieu de ramasser du bois pour ces braves gens. Je leur devais bien ça. Petite garce!

Nous retournâmes dans la chaumière noire, les bras chargés et le cœur vide.

"Rendez-moi ma mort" soufflai-je alors discrètement aux taracanes qui grouillaient au plafond.



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