samedi 28 juin 2008

Je suis dans l’antichambre de la mort – Les taracanes (Mars 1790)

Bien loin de s’atténuer, la fièvre qui me brûlait et me condamnait au délire redoubla d’intensité dans la nuit. On me dévêtit, ne me laissant sur le corps qu’une chemise destinée à préserver ma pudeur. C’est la coutume chez nous, gens de la campagne russe, de dormir tout habillé, on ne se déshabille qu’une fois par semaine, pour le bain de vapeur. Nous sommes donc dans les mêmes vêtements le jour et la nuit ; ça n’a rien de choquant vous savez. Par contre, le fait de me retrouver en simple chemise était pour moi très inhabituel.



Bref, mon père et les paysans qui nous hébergeaient recouvrirent mon corps de glace et prièrent pour que le mal dont je souffrais quitte ma pauvre petite personne. Mais ni la glace, ni les philtres qu’on me faisait boire avec peine ne parvenaient à faire décliner la terrible et mystérieuse maladie qui me hantait.

Au cours de cette nuit du début du mois de mars 1790, mon père crut que j’allais passer. Il ordonna qu’on aille quérir le pope du village afin que je puisse recevoir le secours de la religion. Le pope accourut aussitôt puis, en brandissant la croix au dessus de moi, il commença ses prières rituelles. J’étais la plupart du temps dans l’inconscience et je ne pouvais répondre aux prières, ni confesser mes pêchés. Les rares paroles que je bredouillais se résumaient à demander mon icône afin que je puisse l’embrasser.

Le curé allait sortir de sa boîte à baptême l’huile du pénitent qui sert à l’extrême onction lorsque la femme de ce curé, qui était aussi un peu sorcière (oui, ça aussi pour nous, ça n’a rien de choquant, du moins à mon époque), arrêta son bras. En effet, des taracanes venaient d’apparaître sur mon corps. Pour elle, c’était un signe. Les taracanes avaient senti les humeurs malignes sécrétées par mon corps et allaient se charger de les éliminer.

Les taracanes sont des espèces de grosses blattes que l’on retrouve grouillant par milliers dans toutes les chaumières russes. Ces insectes ont de prime abord un aspect assez répugnant. D'ailleurs, maman ne s'est jamais accoutumée à la présence de ces dégoûtantes bestioles. Elle en tolérait quelques unes, mais dès que les taracanes devenaient trop nombreuses, elle nous demandait à moi et à mon frère de les chasser dehors. La plupart du temps, ces blattes tiennent au plafond mais descendent par grappes le long des murs et se promènent le long de votre assiettes quand vous mangez, ils poussent même la familiarité jusqu’à vous passer sur la figure lorsque vous dormez. Nous ne tuons pas les taracanes, car nous sommes persuadés qu’ils portent bonheur. Une chaumière sans taracanes est une chaumière probablement maudite.

Or donc, des dizaines de ces blattes parcouraient maintenant mon corps des pieds à la tête, cherchant et suçant les sécrétions fielleuses qui s’échappaient de mes pores, s’introduisant partout, dans mes narines, ma bouche et mes oreilles. L’assistance contemplait médusée le spectacle de cette jeune fille transformée en un agglomérat grouillant. Ils s’étaient tous jetés à genoux et se signaient frénétiquement afin de rendre grâce au Créateur de ce miracle. J’étais devenue une créature composée de milliers d’autres. A ce moment là, je ne souffrais plus, j'avais dépassé le stade des souffrances terrestres. La fièvre avait perdu son emprise sur mon esprit . J'étais morte, du moins, j'étais arrivée à l'extrême limite de la vie, là, au bord du précipice. C’était mon premier avant goût de la mort. Ma vie se dématérialisait en une multitude d’autres vies ; j'étais désincarnée, chaque taracane était une partie de moi-même, je chevauchais l’absolu.

Cette expérience me plut assez, je le confesse. Je n’ai eu de cesse, comme la suite de mon histoire le prouvera, de goûter encore un peu aux parfums qui s'exhalaient de l’antichambre de la mort.

Pour l’heure, les taracanes m’avaient privé de mourir tout à fait. Car effectivement, la présence de ces insectes sur mon corps eut un effet surprenant sur le rétablissement de ma santé. Le matin, ma fièvre avait baissé et je reprenais mes sens. Deux jours plus tard, j'étais totalement guérie.

J'avais douze ans en mars 1790. Il fallut attendre encore cinq ans pour les taracanes me rendent mon bien.




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