mercredi 25 juin 2008

« Je vous hais de tout mon amour »(Mars 1790)

La Russie, l’hiver, est accablante de tristesse. A d’immenses plaines succèdent d’immenses forêts et plus on remonte vers le nord, plus les chênes disparaissent pour ne laisser que des pins et des bouleaux. L’hiver, lorsque les champs sont ensevelis sous une épaisse couche de neige, les plaines désertes apparaissaient plus désertiques encore. Tout à l’air de souffrir sous le vent qui glace la nature.

A l’exception des corbeaux et des corneilles, aucun oiseau ne s’élève dans les airs ; il semble que tout soit mort dans ces vastes solitudes où l’on se croise rarement avec le traîneau d’un voyageur. Les villages que l’on rencontre sur les routes de poste se ressemblent tellement qu’on se croirait toujours dans le même, quand la neige les a saupoudré de ses blancs flocons.




Et au milieu de ce néant, il y a moi… et mon père. Mon père, cet inconnu, immobile sur son siège, économisant ses mouvements dans la conduite des chevaux. Mon père est une statue sombre et massive qui m’enveloppe de son ombre. Et moi, je suis fascinée par cette ombre mystérieuse que je contemple de dos et à qui, paraît-il, je dois la vie.

Oui, j'étais fascinée par ce rustre... Fascinée à tel point que je ne me suis pas rendue compte que je devenais malade et que la fièvre me gagnait.

Nous étions à une journée de Iaroslavl lorsque je tombai dans l’inconscience, vaincue par cette mauvaise fièvre. Mon père ne se rendit compte de mon état qu’une heure plus tard, lors de l’arrêt. Il me ranima à l’aide d’un linge humide posé sur mon visage.
-Vous avez de la fièvre, mademoiselle. Pourquoi ne pas m’avoir dit que vous ne vous sentiez pas bien ?
-Vous m’aviez défendu de vous adresser la parole, mon père, marmonnai-je encore étourdie.
-Il y a des choses qui sont nécessaires d’être dites, mademoiselle. Auriez-vous voulu mourir sans que je ne le sache ?
-Oui ! Pour ne plus jamais vous revoir ! Vous m’avez giflée, monsieur ! Vous m’avez humiliée devant toutes ces mauvaises gens qui se moquaient de mon infortune ! Je veux mourir car je vous hais de tout mon amour !

Nul doute que la fièvre qui me torturait les sens dictait ce discours délirant. Le problème c’est que tous les délires du monde recèlent en leurs seins une part de vérité. Dans ce galimatias, il fallait entendre "je vous hais" et non "je vous hais de tout mon amour". Qu'est-ce que l'amour venait faire ici, moi qui détestais cet homme au possible? Fallait-il que je l'aime malgré moi? Je ne me souviens plus de ce qui se passa par la suite. Il est probable que je tombais à nouveau dans les pommes. Lorsque je repris conscience, j’étais étendue dans une isba. Il y avait là un couple de paysans et leurs enfants penchés au dessus de ma couche.

-Seigneur ! votre fille revient à elle ! meugla l'un d'eux.
Le visage de mon père s’éleva alors comme un astre en écartant tous les autres et s’approcha de moi. Il souriait.
-Et moi, mademoiselle ma fille, me souffla t-il à l’oreille comme s'il s'agissait d'une confidence, je vous aime de toute ma haine.


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