mardi 15 juillet 2008

Le bourreau de Iaroslavl (Mars 1790)

Avez-vous déjà assisté à une exécution ? Le privilège de vivre en Russie à mon époque c’est que le spectacle est assez courant. Spectacle ? Oui ! Le terme est choisi délibérément. Il s’agit bel et bien d’un spectacle mes chers lecteurs inconnus. Il suffit pour s’en convaincre de voir les badauds se précipiter vers la grand place les jours d’exécution. Tous, jeunes et vieux, femmes et enfants se pressent sur les lieux de la sentence publique et se délectent joyeusement du répugnant tableau.




Je vais vous raconter ce que j'ai vu en ce mois de mars 1790. Donc, continuant notre chemin après mon complet rétablissement, nous parvîmes deux jours plus tard à Iaroslavl. Pour le plus grand bien de mon édification, le hasard voulu que ce jour là la justice accomplissait son œuvre. Un pauvre homme devait recevoir vingt coups de knout pour je ne sais plus quel crime. Mon père estima qu’une jeune fille aussi si sotte et niaise que je l’étais alors devait assister à l’exécution afin de me mettre un peu de plomb dans la tête.

«Reste près de moi et surtout, ne t’approche pas du bourreau. Sinon, il t’arrivera malheurs ! » me commanda alors mon père alors que nous nous rendions vers la grand place.

Comme je le compris par la suite, les recommandations de mon père n'étaient pas superflues. Il faut savoir que l’exécuteur des hautes œuvres n’est pas un homme salarié par le gouvernement, ce n’est pas non plus un bourreau qui succède à son père. Il s’agit simplement d’un criminel, condamné aux mines de Sibérie, qui, pour échapper au triste sort des forçats, préfère devenir le bourreau de ses frères de malheur. Mais le gouvernement ne lui rend pas sa liberté pour autant. Il doit demeurer dans le prison de la ville où il exerce son métier de bourreau en compagnie des voleurs ou des assassins qu’il doit exécuter un jour.

Aucun avantage n’est attaché à cette place. Le bourreau reçoit la même solde que les autres prisonniers (2 kopecks) ; aussi cherche t-il à extorquer quelques kopeks aux criminels qui passent par la ville. Mais son principal revenu lui vient des malheureux qui doivent éprouver la vigueur de son bras, et qui sacrifient le peu d’argent qu’ils possèdent pour acheter sa miséricorde.

Or donc, un jour d’exécution est un jour de fête pour le bourreau. Lorsque l’heure du supplice approche, il quitte la prison où il habite, emportant avec lui son knout et des lanières de rechange ; et, sous la garde d’un officier de police, il se dirige vers la grand place du marché où s’exécutent ordinairement les jugements du tribunal. Il est de coutume que, de la prison à la grand place, le bourreau, respirant l’air de la liberté avec une joie frénétique, se livre à des excès en tout genre malgré la présence du policier qui l’accompagne.

Il sort de sa prison comme une bête fauve. Il bouscule les gens du peuple qui se trouve sur son chemin, injurie les passants en se servant des expressions les plus obscènes, s’arrête devant les petites boutiques qui bordent les rues, s’empare de toutes les bonnes choses à manger qu’il voit sur l’étalage, entre dans les cabarets, consomme des verres d’eau de vie qu’il ne paie pas. Et comme il n’ignore pas l’effroi et la répulsion qu’il inspire, il s’en amuse et prend tâche d’effaroucher les citoyens par ses excentricités brutales et son langage ordurier.

Sa présence jette le trouble dans la ville. A l’approche de ce misérable, les femmes et les jeunes filles se sauvent pour échapper à ses ignobles plaisanteries. Mais comme j’étais ignorante de ces choses là, je m’avançai par delà la foule afin de mieux voir le bourreau. Dès qu’il m'apercu, le goujat se prit à rire et pointa le manche de son knout dans ma direction :

-Petite salope ! T’es déjà habituée à écarter les cuisses toi ! Je sens le parfum de ton vagin enivrer mes narines. Je passerais le manche de mon knout dans ton minou que tu en rugirais de plaisir.

Je me précipitai vers mon père, hors de la vue de cette répugnante créature, encore toute bouleversée de cette rencontre. Je n’avais compris que « petite salope » car le reste de son langage restait incompréhensible pour mon jeune âge. Mais cette « petite salope » lancée à la face de mon innocence provoqua mon courroux.

-Père ! Vous avez entendu, ce misérable ! Il m’a insulté !

-C’est de votre faute ! Je vous avais commandé de rester près de moi. Les jours d’exécution, les bourreaux sont au dessus des lois ordinaires. Remerciez Dieu qu’il ne vous ai pas touchée.

En effet, il faut savoir que tout ce que le bourreau a touché devient impur. On brise les verres dans lesquels il a bu, on jette au fumier les objets qu’il a souillés par son contact. Les vieilles femmes se signent à sa vue et lavent le seuil de la porte où il a posé le pied.

Enfin, après de copieuses libations d’alcool, l’exécuteur des hautes œuvres arrive comme un sauvage sur la place publique et prépare son fouet meurtrier à la vue de la foule qui sourit à ses quolibets mais qui reste à distance du monstre. Alors apparaît le coupable au milieu d’un peloton de soldats. Un profond silence se fait à la vue des autorités et l’huissier du tribunal lit la sentence qui condamne le criminel au knout et à la déportation en Sibérie. La peine du knout amène toujours celle de l’exil, c'est automatique, telle est la loi.

Une fois la sentence lue, le bourreau entre en fonction. Il s’empare du patient, l’attache fortement à une planche fixée sur le sol à cet effet ; puis il lui arrache la chemise et lui met le dos complètement à nu. La planche qui sert aux exécutions du knout reste toujours en permanence sur la place du marché. Cette planche en chêne, d’une dizaine de centimètres d’épaisseur, est légèrement inclinée. Elle a sur ses côtés, quatre échancrures où se placent les jambes et les bras du patient. Vers le haut de cette planche se trouve un trou dans lequel il place sa tête afin de la préserver des atteintes du knout. Ainsi placé et garrotté dans cette espèce de gangue, le condamné ne peut faire aucun mouvement et son dos sur lequel doit frapper le bourreau est à découvert.

Une fois ces dispositions prises, l’exécuteur s’éloigne du patient, s’arme de son knout, le fait siffler dans les airs en l’agitant comme un fouet, puis s’élance pour frapper le malheureux qui tremble de tous ses membres.

C’est un spectacle horrible à voir. Devant ces chairs déchirées, ce sang giclant en fines gouttelettes sur la neige et les cris du pauvre condamné, mon cœur pleura. Ce qui me paru ignoble lors de ce triste moment où je ne pouvais m’empêcher de plaindre le patient qui se tord dans les convulsion de la douleur, c’est d’entendre les plaisanteries révoltantes que l’exécuteur se permet d’adresser à la victime après chaque coup de knout.

Enfin, une fois l’exécution terminée, le patient est conduit à l’hôpital où il reste jusqu’à sa guérison. Après quoi il est réintégré dans sa prison jusqu’au passage d’une chaîne d’exilés pour la Sibérie. Quant au bourreau, il reprend le chemin de la prison en reproduisant les mêmes scènes scandaleuses qu’à son premier passage. Puis, il n’est plus question de lui jusqu’à la prochaine exécution.


mercredi 9 juillet 2008

La chaumière noire (Mars 1790)

Je suis restée en convalescence à peu près trois jours, au milieu des taracanes et des paysans qui nous hébergeaient moi et mon père. Ils vivaient dans une petite chaumière noire, c'est-à-dire que le four colossal qui sert à se chauffer, à faire la cuisine et qui est utilisé comme bain de vapeur le samedi, ne possédait pas de cheminée. A la différence des chaumières blanches qui en ont une, les chaumières noires sont très incommodes car l’air y est très vite irrespirable. Pour évacuer la fumée, il n’y a qu’un petit trou pratiqué dans le mur, mais dès que le vent se lève la fumée se concentre alors dans la pièce de manière qu’on est obligé de s’asseoir ou de se baisser pour pouvoir respirer. Ajoutez à cela que nous vivions à huit dans la petite pièce sans compter les chiens et vous saisirez la pestilence de l’endroit.

L’intérieur d’une chaumière noire se compose d’une pièce unique dont un quart est occupé par le fameux four carré très haut et très massif. La plateforme de ce four sert de chambre à coucher pour la famille pendant l’hiver. On s’y entasse pêle-mêle et on s’y endort sans matelas et sans oreillers. Le mobilier se compose du strict nécessaire : une table, un banc mobile, un autre banc fixé au mur et qui fait presque le tour de la pièce, un coffre qui contient les effets de la famille, un baquet où chacun puise de l’eau pour boire, voilà tout le luxe du serf. Et puis, évidemment, dans l’encoignure orientale, les icônes devant lesquels tout le monde se signe et s’incline avant de dire bonjour aux maîtres du logis.

Ces braves gens étaient très gentils. Surtout la femme du paysan qui m’avait prit en affection. Elle m’appelait « sa petite miraculée » et veillait toujours à ce que je ne manque de rien. Moi aussi je l’aimais bien. Elle me rappelait ma maman et je cherchais auprès d’elle l’affection que mon père était incapable de me donner.

-Douchenika, lui ai-je demandé un soir, toi qui a déjà enfanté, aurais-tu la bonté de m’expliquer comment cette grâce pourra me toucher ? Je voudrais avoir un bébé rien qu’à moi.

Oui, cette idée ne m’avait pas quitté depuis l’étape entre Makaryev et Nijni. C’était devenu une obsession, une idée fixe impossible à ôter. Je VOULAIS être UNE MAMAN !

-Ma chère enfant, me répondit-elle avec douceur, les choses viendront avec le temps, tu es encore très jeune. Mais sache déjà que pour avoir un enfant il faudra beaucoup aimer l’homme avec qui tu te marieras. L’enfant ne se conçoit qu’avec l’amour.

-Avec l'amour ! Pourtant… mon père ne m’aime pas, répondis-je tristement.

-Oh si ! Il t’aime. Pourquoi dis-tu des choses pareilles ! Alors que tu étais aux portes de la mort, j’ai vu les larmes couler le long de ses joues. C’étaient les larmes d’un père qui se désespère de la mort de sa fille chérie. Sa tristesse me faisait pitié.

Ces paroles provoquèrent en moi un tourbillon d’émotions. Ainsi mon père avait pleuré alors que je mourrais ! Ces larmes signifiait-elles qu’il m’aimait ? Vraiment ? C’était inimaginable ! Mon père ! Mon papa… il tenait à moi ! La tête me tournait.



Le dernier jour, on m’autorisa enfin à sortir. Quel bonheur de pouvoir enfin respirer l’air pur, de courir et de se rouler dans la neige. Je profitai d’aller chercher du bois avec mon père pour me trouver seul avec lui. Je fis tout et n’importe quoi, sauf de ramasser du bois. Je jouais à la petite folle. Je lui jetais des boules de neige, je n’arrêtais pas de le taquiner, de me faire remarquer comme une sotte. Moi qui avait été si près de la mort, je goûtais à la vie avec une joie nouvelle. Je renaissais dans l'âme d'une enfant en quête d'un amour merveilleux, mystérieux et sublime, c'est-à-dire de l'amour paternel.

Mes efforts furent malheureusement vains. Mon père ne m'accorda même pas l'aumône d'un sourire. Il ramassa du bois et se plaignit de mon ingratitude envers les paysans qui m'avaient recueillis. Ben oui, quoi! Qu'avais-je donc à faire la sotte au lieu de ramasser du bois pour ces braves gens. Je leur devais bien ça. Petite garce!

Nous retournâmes dans la chaumière noire, les bras chargés et le cœur vide.

"Rendez-moi ma mort" soufflai-je alors discrètement aux taracanes qui grouillaient au plafond.



samedi 28 juin 2008

Je suis dans l’antichambre de la mort – Les taracanes (Mars 1790)

Bien loin de s’atténuer, la fièvre qui me brûlait et me condamnait au délire redoubla d’intensité dans la nuit. On me dévêtit, ne me laissant sur le corps qu’une chemise destinée à préserver ma pudeur. C’est la coutume chez nous, gens de la campagne russe, de dormir tout habillé, on ne se déshabille qu’une fois par semaine, pour le bain de vapeur. Nous sommes donc dans les mêmes vêtements le jour et la nuit ; ça n’a rien de choquant vous savez. Par contre, le fait de me retrouver en simple chemise était pour moi très inhabituel.



Bref, mon père et les paysans qui nous hébergeaient recouvrirent mon corps de glace et prièrent pour que le mal dont je souffrais quitte ma pauvre petite personne. Mais ni la glace, ni les philtres qu’on me faisait boire avec peine ne parvenaient à faire décliner la terrible et mystérieuse maladie qui me hantait.

Au cours de cette nuit du début du mois de mars 1790, mon père crut que j’allais passer. Il ordonna qu’on aille quérir le pope du village afin que je puisse recevoir le secours de la religion. Le pope accourut aussitôt puis, en brandissant la croix au dessus de moi, il commença ses prières rituelles. J’étais la plupart du temps dans l’inconscience et je ne pouvais répondre aux prières, ni confesser mes pêchés. Les rares paroles que je bredouillais se résumaient à demander mon icône afin que je puisse l’embrasser.

Le curé allait sortir de sa boîte à baptême l’huile du pénitent qui sert à l’extrême onction lorsque la femme de ce curé, qui était aussi un peu sorcière (oui, ça aussi pour nous, ça n’a rien de choquant, du moins à mon époque), arrêta son bras. En effet, des taracanes venaient d’apparaître sur mon corps. Pour elle, c’était un signe. Les taracanes avaient senti les humeurs malignes sécrétées par mon corps et allaient se charger de les éliminer.

Les taracanes sont des espèces de grosses blattes que l’on retrouve grouillant par milliers dans toutes les chaumières russes. Ces insectes ont de prime abord un aspect assez répugnant. D'ailleurs, maman ne s'est jamais accoutumée à la présence de ces dégoûtantes bestioles. Elle en tolérait quelques unes, mais dès que les taracanes devenaient trop nombreuses, elle nous demandait à moi et à mon frère de les chasser dehors. La plupart du temps, ces blattes tiennent au plafond mais descendent par grappes le long des murs et se promènent le long de votre assiettes quand vous mangez, ils poussent même la familiarité jusqu’à vous passer sur la figure lorsque vous dormez. Nous ne tuons pas les taracanes, car nous sommes persuadés qu’ils portent bonheur. Une chaumière sans taracanes est une chaumière probablement maudite.

Or donc, des dizaines de ces blattes parcouraient maintenant mon corps des pieds à la tête, cherchant et suçant les sécrétions fielleuses qui s’échappaient de mes pores, s’introduisant partout, dans mes narines, ma bouche et mes oreilles. L’assistance contemplait médusée le spectacle de cette jeune fille transformée en un agglomérat grouillant. Ils s’étaient tous jetés à genoux et se signaient frénétiquement afin de rendre grâce au Créateur de ce miracle. J’étais devenue une créature composée de milliers d’autres. A ce moment là, je ne souffrais plus, j'avais dépassé le stade des souffrances terrestres. La fièvre avait perdu son emprise sur mon esprit . J'étais morte, du moins, j'étais arrivée à l'extrême limite de la vie, là, au bord du précipice. C’était mon premier avant goût de la mort. Ma vie se dématérialisait en une multitude d’autres vies ; j'étais désincarnée, chaque taracane était une partie de moi-même, je chevauchais l’absolu.

Cette expérience me plut assez, je le confesse. Je n’ai eu de cesse, comme la suite de mon histoire le prouvera, de goûter encore un peu aux parfums qui s'exhalaient de l’antichambre de la mort.

Pour l’heure, les taracanes m’avaient privé de mourir tout à fait. Car effectivement, la présence de ces insectes sur mon corps eut un effet surprenant sur le rétablissement de ma santé. Le matin, ma fièvre avait baissé et je reprenais mes sens. Deux jours plus tard, j'étais totalement guérie.

J'avais douze ans en mars 1790. Il fallut attendre encore cinq ans pour les taracanes me rendent mon bien.




mercredi 25 juin 2008

« Je vous hais de tout mon amour »(Mars 1790)

La Russie, l’hiver, est accablante de tristesse. A d’immenses plaines succèdent d’immenses forêts et plus on remonte vers le nord, plus les chênes disparaissent pour ne laisser que des pins et des bouleaux. L’hiver, lorsque les champs sont ensevelis sous une épaisse couche de neige, les plaines désertes apparaissaient plus désertiques encore. Tout à l’air de souffrir sous le vent qui glace la nature.

A l’exception des corbeaux et des corneilles, aucun oiseau ne s’élève dans les airs ; il semble que tout soit mort dans ces vastes solitudes où l’on se croise rarement avec le traîneau d’un voyageur. Les villages que l’on rencontre sur les routes de poste se ressemblent tellement qu’on se croirait toujours dans le même, quand la neige les a saupoudré de ses blancs flocons.




Et au milieu de ce néant, il y a moi… et mon père. Mon père, cet inconnu, immobile sur son siège, économisant ses mouvements dans la conduite des chevaux. Mon père est une statue sombre et massive qui m’enveloppe de son ombre. Et moi, je suis fascinée par cette ombre mystérieuse que je contemple de dos et à qui, paraît-il, je dois la vie.

Oui, j'étais fascinée par ce rustre... Fascinée à tel point que je ne me suis pas rendue compte que je devenais malade et que la fièvre me gagnait.

Nous étions à une journée de Iaroslavl lorsque je tombai dans l’inconscience, vaincue par cette mauvaise fièvre. Mon père ne se rendit compte de mon état qu’une heure plus tard, lors de l’arrêt. Il me ranima à l’aide d’un linge humide posé sur mon visage.
-Vous avez de la fièvre, mademoiselle. Pourquoi ne pas m’avoir dit que vous ne vous sentiez pas bien ?
-Vous m’aviez défendu de vous adresser la parole, mon père, marmonnai-je encore étourdie.
-Il y a des choses qui sont nécessaires d’être dites, mademoiselle. Auriez-vous voulu mourir sans que je ne le sache ?
-Oui ! Pour ne plus jamais vous revoir ! Vous m’avez giflée, monsieur ! Vous m’avez humiliée devant toutes ces mauvaises gens qui se moquaient de mon infortune ! Je veux mourir car je vous hais de tout mon amour !

Nul doute que la fièvre qui me torturait les sens dictait ce discours délirant. Le problème c’est que tous les délires du monde recèlent en leurs seins une part de vérité. Dans ce galimatias, il fallait entendre "je vous hais" et non "je vous hais de tout mon amour". Qu'est-ce que l'amour venait faire ici, moi qui détestais cet homme au possible? Fallait-il que je l'aime malgré moi? Je ne me souviens plus de ce qui se passa par la suite. Il est probable que je tombais à nouveau dans les pommes. Lorsque je repris conscience, j’étais étendue dans une isba. Il y avait là un couple de paysans et leurs enfants penchés au dessus de ma couche.

-Seigneur ! votre fille revient à elle ! meugla l'un d'eux.
Le visage de mon père s’éleva alors comme un astre en écartant tous les autres et s’approcha de moi. Il souriait.
-Et moi, mademoiselle ma fille, me souffla t-il à l’oreille comme s'il s'agissait d'une confidence, je vous aime de toute ma haine.


mercredi 18 juin 2008

Tu n’es plus mon esclave, je ne suis plus ta maîtresse.(février 1790)

C’est à peu de chose près ce que j’ai dit à Tatiana lorsque je fus libérée par ma mère au bout d’un mois de pénitence. Ce jour là, ma douce Tatiana m’attendait sur le seuil de ma demeure, impatiente comme moi, des larmes plein les yeux, comme moi. Dès qu’elle me vit, elle s’inclina pour me baiser la main selon l’usage. En effet, tous les serfs saluent leurs maîtres par le baiser de la main tout en s’inclinant ou en s’agenouillant ; en tout cas je l’ai toujours vu faire ainsi.
-Non douchineka (ma petite âme), dis-je, en l’embrassant. Ne t’abaisse plus devant moi comme une serve. Tu es mon amie. Il n’y a plus de fille noble ni de fille serve. Il y a deux amies. C’est tout. Si du moins tu veux encore de moi… Je serais très malheureuse si tu décidais de ne plus m’aimer puisque moi je t’aime mais je le comprendrais car j’ai été odieuse.
-Douchenika chérie, me répondit-elle, ne pleure pas, mon coeur est rempli de toi… Si je ne t'aimais plus, il cesserai de battre.

Nous ne pûmes en dire davantage. L’émotion nous serra la gorge et nous nous étreignîmes en nous embrassant mutuellement jusqu’à la fin de la journée. Cette réconciliation renforça nos liens. Dès lors, Tatiana ne fut plus seulement ma meilleure amie, elle devint ma sœur, ma confidente, mon ange, ma moitié. Mais jamais, jamais plus, elle ne fut ma serve, ma propriété.

Sautons quelques années voulez-vous ? (oui, je sais mon récit est décousu, mais c’est ainsi qu’apparaissent les souvenirs de ma vie, des flammèches jaillissant dans la nuit et qui s’éteignent aussitôt). Nous avons douze ans, un dimanche, c’est l’été, le dernier que je passais dans mon village, j’étais loin de le savoir à l’époque ; je suis avec Tatiana. Nous sommes couchées dans l’herbe et nous rêvons toutes les deux à nos futurs princes charmants.




Nous n’étions jamais avec les autres filles du village car elles font toujours la même chose, comme dans tous les villages de Russie d'ailleurs. Les sottes ! En effet, les dimanches et les jours de fêtes, les filles se réunissent dans la principale rue du village, forment un cercle en se tenant la main, et chantent des vieilles mélodies de la Petite-Russie, généralement très monotones. Les garçons ne viennent pas volontiers se mêler à ces rondes insipides que nulle gaieté ne vient animer. D’ailleurs, la plupart des garçons de mon village sont des abrutis apathiques complètement inintéressants. Il fallait que je le dise.

Bref, nous sommes là, toutes les deux, couchées sur un tapis de fleurs. Mon oreille collée contre sa poitrine, j’entends le rythme de son cœur qui me berce et qui m’entraîne dans un état indéfinissable, mais très agréable, proche de la semi conscience. Soudain, sans se dire un mot, nous percevons toutes les deux une caresse semblable à un vent léger dans le dos les bras et les jambes. Une douce musique emplit l’espace. Le sol se dérobe et nous sentons que nous ne touchons plus terre. Nous volons, à moins que ce soit le sol qui vole au dessus de nous. Les fleurs tournoient devant nos yeux comme des milliers d’oiseaux colorés et nous sommes aspirés par cette danse aérienne de pétales, de pistils et de pédoncules. Nous sommes devenues des fleurs.

Cette sensation très réelle, ou plutôt ce rêve, a été partagé en tout point au même moment par Tatiana qui m’a raconté la même expérience avec les mêmes mots, les mêmes expressions à un point tel que nous en étions presque effrayées. Jamais nous n’avions connu une fusion aussi complète, aussi absolue. A croire qu’à ce moment là, nous formions la même personne.

Pourquoi je vous raconte tout ça? D'abord parce c'est un beau souvenir, ensuite pour vous montrer qu'il n'y a aucune différence notable de sensibilité entre un serf et un noble. Je sais que pour vous, européens, la chose semble aller de soit. Mais ce n'étais pas aussi évident pour moi, à l'époque. Et ce l'était encore moins pour l'immense majorité des nobles russes qui considéraient les serfs comme des créatures paresseuses, stupides et viles qui ne comprennent que le bâton.

Pourtant, si l’on y réfléchi bien, me suis-je dit alors, si fusionnelles que nous soyons, Tatiana et moi nous ne pourrons jamais prétendre vivre la même vie. Moi, je devrai épouser un noble. Et puisque je suis pauvre, on me collera à un vieux veuf tout rabougri et obscène, puis je terminerai ma vie dans un château. Tatiana quant à elle, puisqu’elle est serve, on la mariera à un autre serf, un pauvre idiot de seize ans devant partager le toit de ses parents. Tatiana ne sera pas seulement la femme de son médiocre mari, elle sera aussi la femme de tout le monde ; la femme de son beau père, du cousin, de l’oncle… C’est ainsi que vivent les misérables, entassés les uns sur les autres dans l’unique pièce de l’isba, se couchant les uns sur les autres… et dans le cas de Tatiana, devant coucher avec les uns ou les autres. J’ai trop connu la réalité de la vie des serfs pour ne pas savoir comment se passent les nuits pour une belle jeune fille.

En fait, je ne sais pas ce qu'est devenue ma douce Tatiana, mais je gage que le tableau que j'ai dépeins précédemment n'est point trop éloigné de ce que fut en réalité sa pauvre vie.

Cette après-midi là, enveloppées par les fleurs, nous rêvions toutes les deux à un prince sur sa magnifique monture qui nous emmèneraient dans des contrées enchantées. La vie s'est chargée de nous donner son nom : il s'appelle résignation.

vendredi 13 juin 2008

Le plaisir de faire souffrir (février 1790)

Je vous préviens. Ce chapitre est long. Aussi long que l'étendue de ma méchanceté.

J’ai évoqué brièvement, lors de mon dernier message, comment ma mère me corrigea au fouet pour une méchante bêtise que j’avais commise. « Méchante bêtise » ais-je écris ; il s’agit certes d’un doux euphémisme. Parlons sans détours, c’était un crime ignoble, une abomination dont il se peut que je paie encore, devant Dieu, le poids du rachat. L’espèce de purgatoire dans lequel j’erre actuellement, ne pouvant trouver ni repos ni consolation, est probablement, d’ailleurs, la conséquence directe de l’évènement dont j’entreprends à présent avec honte la relation. Car cette « méchante bêtise » comme je la nommai élégamment, est sans aucun doute la pire chose que le démon m’ait inspirée au cours de mon existence.




Le voyage avec mon muet de père étant d’une tristesse désespérante et le paysage monotone à mourir d’ennui, je me réfugiai dans mes pensées et mes songes. La gifle injuste de mon père m’amena incidemment à me remémorer les coups de fouets largement mérités de ma mère. A cette époque je devais avoir huit ou neuf ans, guère plus. Nous avions passé, moi et mon frère toute la fin de l’hiver chez nos cousins du nord, dans l’oblast de Kostroma. Mes cousins, Dimitri et Constantin, plus âgés que moi de quelques années, s’amusaient chaque jour à me faire visiter leur vaste domaine peuplé d’environ 500 âmes. A titre de comparaison, notre domaine à nous était beaucoup plus petit et nous ne possédions que 45 âmes. Tout cela pour dire combien j’étais admirative et en même temps envieuse de mes cousins de Kostroma.

Dimitri et Constantin ne se déplaçaient jamais sans leur knout. Ils s’amusaient à faire peur aux serfs et à faire claquer le knout sur les mollets de ces misérables en les rudoyant grossièrement. Je trouvais cela plaisant. Toutes ces personnes ridicules tremblant de peur devant deux petits garçons, leur soumission totale, leur servilité confinant à la bêtise, tout cela était pour moi un spectacle exquis. Mes cousins se moquaient d’eux, les insultaient, entraient dans leur demeure et renversaient tout leur mobilier. Et les autres, créatures abruties et sans honneur, ne pouvaient que répliquer les formules habituelles en baisant la tête : « Mes bons seigneurs, nos bons soleils, que Dieu vous rende grâce… » Moi pendant ce temps, je riais. Je riais oui, je riais.

« Les serfs sont notre propriété, ils sont à nous ; nous avons le droit d’en faire ce qu’il nous en plaît !» m’avait répondu un jour Dimitri alors que je lui demandais s’il était bien charitable d’agir ainsi à leur égard. Cette phrase me marqua plus que je ne me l’imaginai.

Ce que j’avais vu et entendu chez mes cousins de Kostroma, leur rudesse envers leurs serfs, leur brutalité et leur manque de charité ne manquèrent pas de produire leurs effets quelques mois plus tard dans mon esprit.

Tatiana, comme je vous l’ai expliqué précédemment, était ma meilleure amie. Nous étions nées presque ensemble et bien qu’elle fut serve et moi noble, nous ne pouvions pas nous passer l’une de l’autre. Tatiana possédait un cœur d’une incomparable douceur et une bonté d’âme qui devait lui permettre d’atteindre le Ciel sans souffrir le repentir. Ce jour là, par une belle après-midi ensoleillée, nous jouions à la poupée au bord du ruisseau. Tatiana n’avait pas de poupée mais je lui prêtais volontiers la mienne car je la savais bonne mère. Oh ! ce n’était qu’une poupée de chiffon pas bien belle, et même assez disgracieuse, mais elle avait la chance d’être aimée par deux mamans.

Tatiana lui avait confectionné un large fichu et elle s’appliquait depuis une dizaine de minutes à le maintenir correctement sur ma poupée. Moi, j’avais envie de voir si cela lui allait, mais Tatiana m’avait défendu d’en admirer le résultat avant d’être certaine que le nouvel habit se marie parfaitement à la poupée. Je commençais à trouver le temps long.

-Voilà ma petite demoiselle, disait Tatiana à la poupée, vous êtes bien mise avec votre merveilleux foulard. Le soleil ainsi ne vous incommodera plus. Maintenant, nous allons vous montrer à votre bonne maman pour qu’elle vous admire. Mais avant, il faut que je vous recoiffe un peu…
Blabla blabla… mais quelle bavarde cette Tatiana! Depuis une éternité je n'entendais que ces mêmes exclamations de fierté maternelle: "Que vous êtes belle ma petite fille! Vous vous marierez avec le Tsar, n'est-ce pas? Comme je vous aime! Laissez-moi vous embrasser!" et cetera et gnagnagna et gnagnagna... Elle prolongeait sans cesse sa séance d'habillement alors que moi je devenais de plus en plus empressée.
-Je veux voir ! Donne-moi ma poupée ! ordonnai-je à bout de patience.
-J’ai bientôt fini Natacha. Oh ! comme tu vas être contente.
-Non ! Je veux ma poupée maintenant !
-Il faut juste que je la recoiffe… accorde-moi quelques secondes pour…


Mais j’en avais assez. C’était ma poupée et je voulais voir tout de suite sa nouvelle coiffe. Je poussai Tatiana et, en lui arrachant violemment la poupée, je griffai involontairement son avant bras.
-Natacha ! tu m’as griffée.
-C’est de ta faute vilaine. Tu n’avais qu’à m’obéir immédiatement et me rendre ma poupée.
-Mais je voulais te faire plaisir en la rendant très belle.
-Menteuse ! Tu voulais jouer plus longtemps avec elle en usant de faux prétextes. Une serve doit obéir immédiatement à son propriétaire. N’oublie pas qui je suis et qui tu es.

Mes dernières paroles firent plus de mal à Tatiana que mes coups de griffes. Elle rougit en baissant la tête.
-D’ailleurs ce foulard est affreux et lui donne une mine affreuse. Tu n’as aucun goût pour habiller notre petite fille ! ajoutai-je triomphalement en remarquant que le rappel de sa condition l’avait livrée instantanément pieds et poings liés à ma merci.

L’incident aurait pu en rester là, mais le goût du sang avait excité l’animal en le rendant sauvage. J’avais fait la découverte du pouvoir, celui que ma naissance m’avait conféré sur mon amie. Ce pouvoir absolu m’enivra admirablement et je le bus sans freins. Dès ce jour, je me mis à maltraiter Tatiana pour des futilités. Je lui rappelais sans cesse qu’elle me devait une totale obéissance car elle m’appartenait en droit. Et en droit, je pouvais la punir au moindre de ses écarts.

Très vite, j’en arrivai à lui commander des extravagances qu’elle s’empressait d’exécuter sans broncher. Tatiana, mange cette herbe ; et Tatiana mangeait l’herbe. Tatiana, roule toi dans les orties ; et Tatiana se roulait dans les orties. Elle finit par ne plus oser venir chez moi car elle me craignait réellement. Mais alors c’est moi qui allais chez elle. Tatiana avait beau se cacher. Je finissais toujours par la retrouver. Pour la punir de tout et de rien, je lui ordonnais de relever les manches de sa chemise et je griffais ses bras. Croyez-le ou non, mais lorsque j’ordonnais à Tatiana de dénuder ses bras, elle s’exécutait en pleurant car elle savait que j’allais la faire souffrir. Pourtant, elle le faisait, elle obéissait. Le pire du pire, c’est que j’éprouvais du plaisir à la voir pleurer.

Elle était devenue ma chose, ma créature, mon esclave, un objet sans âme dont j’ignorais les sentiments. Au bout d’un mois de ce traitement, ma pauvre Tatiana était devenue complètement abrutie, tremblante, incapable de prononcer plus de trois mots de suite sans bafouiller. Une véritable ombre sans relief animé par du vide. Mais il faut prendre garde à ne pas pousser trop loin la docilité des chiens humains. Sinon ils deviennent des désespérés. Et là…

Le matin de mon illumination (car c’est bien d’une illumination qu’il s’agit, de par la grâce de Dieu) j’avais ordonné à Tatiana de venir m’aider à construire un plancher de joncs pour notre repère. Arrivé à l’étang, je commandai à ma créature d’aller couper les joncs, mais comme celle-ci ne ramenait pas le nombre de joncs qu’il me plaisait de vouloir, je décidai de la punir comme il se devait.
-Non ! me répondit Tatiana alors que je lui venais de lui ordonner de relever ses manches afin de griffer ses bras.
-Quoi ? Tu oses me désobéir ? Relève tes manches et reçois ta punition !
Les yeux éteins de Tatiana venaient de reprendre vie et une lueur nouvelle scintillait maintenant au fond de ceux-ci. La lueur du désespéré qui est arrivé au bout de sa servitude, au bout de sa laisse qu’à la fin elle se casse ; c’était la lueur de la révolte comme seule échappatoire à une vie de misère.
-Non ! Tu m’as trop fait pleurer, tu m’as trop fait de mal. Je ne peux plus le supporter. Je préfère qu’on me jette en prison ou qu’on m’exile en Sibérie, ça ne peut pas être pire qu’ici. C’est fini Natacha.
Elle avait prononcé cela sans bafouiller, comme ramené à la vie, elle ne baissait plus la tête. Cette attitude et ces paroles déclenchèrent ma colère et ma rage. Je me jetai sur mon esclave et la renversai sur le sol en la battant et en lui griffant le visage. Elle réussit néanmoins à se dégager et à se sauver.

En la regardant s'enfuir, je sentis une déchirure se prolonger du sommet de ma tête jusqu’au fond de mes entrailles. Allez savoir pourquoi, mais cette dispute, la résistance de mon souffre douleur face à mon odieuse conduite me dessilla les yeux. Je n'avais pas seulement détruit Tatiana, je m'étais détruite moi-même en me vautrant dans la plus basse des perversions. C'est Dieu qui venait de me parler, il n'y avait pas d'autres explications.

L’après-midi, alors que nous travaillions aux champs avec toutes les femmes du domaine, ma mère remarqua l’écorchure sur le visage de Tatiana. Elle s’en inquiéta et demanda à la pauvre petite la raison de cette vilaine blessure.
-Ce n’est pas grave ma bonne maîtresse.
-Il faut soigner cela au plus vite, la blessure est profonde. On dirait des griffes. Tu sais qui t’as fait cela ?
-Oui ma bonne maîtresse.
-Qui est-ce que ?
-Je… je ne peux pas le dire…
-Pourquoi ? Celui qui t’a fait cela doit avoir l’âme bien noire pour s’en prendre à une enfant si douce et si tendre.
-Oh ! ma bonne maîtresse, je vous supplie humblement de me permettre de retourner au travail.
-Que crains-tu ? Tu es notre douce Tatiana. Tout le monde t’aime ici. Pourtant, je te vois malheureuse depuis quelques semaines. Aurais-tu des soucis ?
-Non ma bonne maîtresse.
-Quelqu’un te fait-il du mal ?
-Oui ma bonne maîtresse, murmura Tatiana en baisant la tête car elle était incapable de mentir.
-Ce ne sont pas les seules blessures, n’est-ce pas ?
-Mon bon soleil, prenez pitié de moi, ne me demandez pas…
-Je te le demande pourtant. Montre-moi les autres blessures. Je ne peux pas te laisser travailler dans ces conditions.

Tatiana ne put qu’obéir et dénuda ses bras en retenant ses sanglots. A la vue des meurtrissures, des plaies et des bleus, ma mère poussa un cri d’horreur.

-Par tous les saints ! Quel est le monstre qui a osé te flétrir de si atroce façon ? Parle Tatiana, voyons, parle !
Mais la petite malheureuse ne pouvait plus rien prononcer. Partagée entre un vestige de fidélité envers ma misérable personne et l’obéissance qu’elle devait à ma mère, Tatiana s’enfonçait dans une impasse. Des grosses larmes coulèrent le long de ses joues meurtries et se mélangèrent au sang. J’étais effondrée. Il fallait que je paie et que cessent les tourments de ma pauvre amie.
-C’est moi, mère ! C’est moi qui ai maltraité à l’excès la douce Tatiana.
-Toi ! hoqueta ma mère comme si elle venait de recevoir un coup sur la poitrine. Mais… pourquoi ?
-J’ai fait comme mes cousins qui prennent plaisir à tourmenter leurs serfs. J’en demande bien pardon à Tatiana et à Dieu.
-Ah mais c’est trop facile ma fille ! Faire appel à l’infinie miséricorde de Dieu et à la bonté naturelle de votre malheureuse amie qui vous aimait tant et que vous avez réduite à l’état de plaie vivante n’empêchera pas la juste correction que moi je vais vous infliger. Vous avez suivi les pentes les plus obscures de votre nature de la plus monstrueuse manière, mademoiselle la furieuse. Vous payerez votre inclination à la cruauté de si belle façon qu’il ne se passera pas un jour de votre vie sans que vous n'en gardiez vivement le souvenir. Disparaissez de devant moi, que je ne vous vois plus de tout ce jour.

Ce fut le fouet à lanière (dix coups), le régime au pain sec et à l’eau et la privation de sortir de ma chambre pendant tout un mois. Mais cette punition était encore trop douce à mon goût. La nuit, je me relevais en pleurant et je déchirais la peau de mes bras avec mes ongles. Je voulais subir ce que ma petite Tatiana avait souffert. Je voulais châtier cette nature enfermée dans ce corps jusqu’à l’ouvrir en deux, plonger ma main dans mes entrailles et l’en chasser.

Mais par-dessus tout, je priais pour que Tatiana me fasse encore l’aumône de son amour. Tatiana était bonne, douce et son cœur immensément généreux. J’avais donc bien tort de m’inquiéter, comme la suite me le prouva.

J’ai pris le servage en horreur car il corrompt le serf qui perd toute dignité humaine et corrompt le maître en lui permettant d'assouvir ses instincts les plus vils.

Nous avions neuf ans. Tatiana et moi, nous avons longtemps rêvé d'un pays magique où tous les hommes seraient heureux et libres. Mais malheureusement, ce n'était qu'un rêve.



mardi 10 juin 2008

La gifle de mon père (février 1790)

Oui la gifle que je reçus à Nijni. Celle là précisément. Ce fut la seule gifle qu’il me donna au cours de mon existence mais je ne pourrai jamais l’oublier. Je crois même, en évoquant ce souvenir, ressentir le douloureux picotement qui brûlait ma pommette ce jour là. Mais cette douleur était douce en comparaison du reste.

De ce jour, mon père, qui n’était déjà pas prolixe à mon égard, refusa de m’adresser la moindre parole durant toute une longue semaine. Quelles horribles jours que ces jours là où pour cacher ma détresse je profitai des arrêts pour m’isoler derrière les arbres afin de laisser échapper les quelques sanglots trop longtemps retenus.





Je détestais mon père pour ce qu’il m’avait fait. Et pourtant, je ne pouvais m’empêcher d’éprouver un chagrin incommensurable à l’idée qu’il refusait dorénavant de me parler. En toute logique, je n’aurais dû témoigner que du mépris face à ce silence imposé. C’était le contraire qui se passait, plus je le détestais, plus j’étais malheureuse de son indifférence.

Je n’avais jamais été battue par mes parents jusqu’alors. Sauf une fois, où ma mère me donna le fouet pour une méchante bêtise que j’avais commise. Pourtant, le fouet, bien que plus violent et infligé à plusieurs reprises sur mon pauvre postérieur, me causa moins de meurtrissures que le coup bref et sec de la main de mon père contre ma joue.

Il faut dire que, contrairement au fouet, je ne m’y attendais pas. La surprise fut donc totale et intensifia le choc. Et puis la claque n’avait rien d’une caresse non plus : sous la violence du choc je tombai en arrière et m’écrasai dans la boue de tout mon long. « Père ! je ne comprends pas… » sanglotai-je alors en me ramassant sur moi-même.

-Ah ! Mademoiselle la sotte, vous ne comprenez pas ? L’église où vous deviez vous rendre se situe en face de notre auberge, il suffisait juste de faire trois pas pour s’abriter sous son porche, et vous ne comprenez pas pourquoi vous vous êtes perdue en chemin ? Vous n’êtes qu’une petite fille sans cervelle, une étourdie, qui a besoin de quelques corrections pour lui remettre les idées en place.

Je me souviens que les passants riaient de me voir ainsi humiliée publiquement au milieu de la rue. Ma belle robe était pleine de boue et ma ceinture ruban n’était plus qu’une queue de génisse toute crottée. J’aurais voulu mourir sur place tant j’avais honte. J’étais tétanisée, figée comme une pauvre chose sans vie noyé dans la fange. Je ne faisais que pleurer en implorant le pardon à mon père. Et les autres, tous ces mauvais badauds, ces vilaines gens inspirées par le diable, se moquaient de moi de plus belle.

J’eusse préféré recevoir cent gifles et cent coups de fouets plutôt que de subir une telle disgrâce. De ce moment, je compris que la douleur morale fait souvent plus souffrir que la douleur physique.



dimanche 1 juin 2008

Celle que JE NE SUIS PAS! (juin 1792)




Je suis dans le dortoir des bleues à l’école de Smolny ; sur mon lit, je rêve avec tristesse à celle que je ne suis pas. Je vais avoir quinze ans en ce mois de juin 1792 et je suis malheureuse.

Je ne sais pas comment s’est passé votre adolescence, vous lecteurs anonymes et improbables, mais la mienne est une tempête en pleine mer où le petit bateau que je suis va à la dérive. Je suis en proie à des sentiments contraires similaires à des vents violents qui déchirent la voile.

Je suis une fille méchante alors que je voudrais être gentille. Je suis orgueilleuse alors que j’aspire à l’humilité. Je suis cruelle alors que je souhaite être douce. Avec mes camarades je me moque des autres filles, celles qui ne sont pas assez jolies, celles qui sont trop grosses, trop maigres, trop grandes ou trop petites… celles qui, de toute façon, sont trop « quelque chose ».

Il y a deux Natacha en moi : la bonne et la mauvaise. L’ombre est chez moi plus puissante que la lumière. Pourtant, j’aime être aimée et j’aime aimer. Mais les autres filles aiment en moi cette ombre mauvaise qui me déplaît. Alors je la leur donne de peur d’être exclue.

Vous ne pouvez pas savoir comme j’ai le dégoût de moi-même aujourd’hui.

J’aimerais tellement être celle que je ne suis pas.


samedi 31 mai 2008

Nijni – Les marionnettes (février 1790)

Mon père m’avait fermement prié de ne plus l’importuner avec mes questions stupides sur les mystères de la vie. Sur ce, je lui répondis qu’il était vrai que j’étais stupide et ignorante mais que je le serais sans doute moins s’il consentait à répondre à mes questions. Je savais déjà que l’union d’un homme et d’une femme était nécessaire pour enfanter, mais c’était à peu près tout.

-A Njini, tu iras trouver un prêtre pour qu’il t’explique. Il saura utiliser les bons mots.

Merci papa ! ça c’est gentil ! Bon, il se défaussait sur quelqu’un d’autre (et je comprends à présent la raison de sa gêne) mais au moins, il m’autorisait à poursuivre mes savantes investigations. J’étais totalement innocente en ce temps là. Une véritable ingénue dont le cerveau ne devait guère dépasser en taille celui d’un poulet, mais j’avais soif de connaissances et je voulais être une femme accomplie, autrement dit être une mère.

Nous étions descendu dans une auberge à Nijni qui bordait la place du marché. Je n’avais jamais vu une telle affluence de chrétiens. Ma vie dans mon petit village ne m’avait pas préparée à la démesure. J’ouvrais des yeux ébahis et incrédules devant tant de merveilles. Des centaines et des centaines de grandes maisons en bois construites les unes à côté des autres ; des milliers de badauds visitant les étales des marchands ; des animations à chaque coin de rues ; des montreurs d’ours, des musiciens, des comédiens… Il y avait des korobeïniki, des marchands ambulants, des échangeurs d’icônes sacrées, des artisans spécialisés… On y vendait de tout, miel chaud, poissons, vêtements, fourrures, porcelets, carillons…

Avec toutes ces choses fabuleuses, j’ai très vite oublié le but de ma pérégrination, c'est-à-dire de trouver un prêtre. Il y avait au coin d’une rue un marionnettiste qui, avec ses petits personnages au bout des mains, faisait rire les promeneurs. Il mettait en scène le grand vizir aux prises avec notre héros, le vaillant soldat Mikhaïl Koutouzov (nous étions encore en guerre contre les Turcs en ce temps là et toutes les occasions étaient bonnes pour ridiculiser les mahométans).

Le grand vizir éructait sans cesse qu’il lui fallait trouver des jeunes filles russes pour remplir le harem du Sultan. « Oh ! Viens par ici belle demoiselle que je t’emmène chez mon maître ! » criait-il à l’adresse d’une spectatrice en s’avançant vers elle. Heureusement, Koutouzov intervenait et donnait des coups de bâtons à l’infâme vizir. « Fillette ! je vais t’enlever et t’expédier au harem !» grondait-il ensuite en s’approchant de moi. Et moi je riais aux éclats lorsque Koutouzov pour me défendre frappait l’enturbanné de plus belle.

Je ne sais pas pourquoi je vous raconte cela. C’est un souvenir idiot et sans intérêt. C’est juste que j’ai beaucoup ri ce jour là en regardant les marionnettes. C’est tout.

J’aurai pu vous raconter qu’ensuite, après avoir bien ri, je me suis perdue. C’était prévisible puisque je m’étais laissé entraînée par la foule sans avoir pris le temps de regarder où j’allais. Alors que la nuit tombait, j’ai finalement retrouvé mon père qui était partis à ma recherche. J’étais en larmes et papa présentait un visage tordu par l’inquiétude. J’ai failli me jeter dans ses bras ce soir là, tellement j’étais soulagée de le revoir. Mais je me suis retenue. D’ailleurs mon père me donna une grande gifle pour la peur que je lui avais fait subir.

Non, tout compte fait, je préfère me souvenir des marionnettes.


vendredi 30 mai 2008

Je veux être maman (février 1790)

L’étape vers Nijni fut pour moi un véritable bouleversement. Je m’agitais sur mon siège sans raison, je tordais mes mains, je soupirais toutes les minutes sans raison apparente, je me grattais nerveusement les bras et les jambes comme si l’ensemble de mon corps était assailli par des millions de fourmis. Cette attitude, qui contrastait avec les jours précédents, ne manqua pas d’agacer mon père. Jusqu’ici je m’étais montrée aussi impassible qu’une statue et voilà qu’aujourd’hui je tourbillonnais comme un oiselet dans son nid devenu trop étroit.

Je n’osais pas adresser la parole à mon père. Il m’intimidait, je vous l’ai expliqué dans mon message précédent. Mais là, il y avait un tel bouillonnement dans mon âme que toutes mes préventions tombèrent les unes après les autres. Je devais savoir. C’était le seul moyen de retrouver la paix.

-Père, comment les femmes font-elles pour avoir des bébés ?

Cette question inattendue, d’autant plus inattendue que mon mutisme durait depuis trois jours, fit descendre un voile de surprise sur le visage de mon père qui, pour l’occasion, consentit à me regarder. Il répondit une sorte de grognement hostile avant de recentrer son attention sur la conduite du traîneau et de faire claquer son fouet. Je ne m’avouai pas vaincue et revins à la charge un peu plus tard, le temps de rassembler mes forces.

-Père, vous avez dit que j’étais une femme à présent. Mais une femme accomplie doit être mère. Comment puis-je le devenir ? Que faut-il que je fasse ?
-Il faudra que tu sois soumise à ton mari, répondit sèchement mon père en espérant sans doute que cette réponse suffirait à tarir mon impertinente curiosité.
-Est-ce alors une récompense de Dieu à l’égard de la femme obéissante ?
-Oui.
-Si je me montre obéissante en tout point aux commandements de Dieu et que je n’ai point de mari, pourrais-je néanmoins enfanter ?
-La peste soit des femelles bavardes ! rugit mon père avec lassitude. La chose n’est point faisable, il te faut un mari.
-Mais la Vierge Marie…
-Assez ! Il te faut un mari te dis-je !
-Mais pourquoi ?
-Pour qu’il puisse honorer ton corps par l’acte conjugal béni de Dieu… Et maintenant tais-toi, petite effrontée, stupide femelle impudente, ce n’est pas à moi de t’enseigner ces choses là mais à ta mère… Si du moins elle avait pris son devoir à cœur.

Les ténébreuses explications de mon père ne calmèrent pas l’agitation de mon esprit. Je revoyais le merveilleux visage du bébé que j’avais eu le bonheur de prendre dans mes bras ce matin là. Le frisson de la maternité m’avait touché comme une aube féerique. Le monde s’illuminait dorénavant avec des couleurs nouvelles et insoupçonnées. Etais-ce le monde qui changeait ou plutôt le regard que je lui portais qui changeait ? Vaste question…

-Père, murmurais-je au bout d’une longue réflexion, en quoi consiste l’acte conjugal ?

jeudi 29 mai 2008

De Makaryev à Nijni (février 1790)

Après avoir passé la nuit au monastère, nous avons repris notre route vers Nijni en suivant la Volga. A part des arbres, encore des arbres et toujours des arbres, il n’y a rien d’autre à voir le long de cet interminable parcours. Des heures et des heures à contempler un paysage aussi identique le matin que le soir. Pas une seule âme chrétienne en vue, même pas des animaux, sauf les loups que nous entendions hurler au loin. Mon père ne m’adressait la parole, comme hier à chaque arrêt, que pour me dire de me dégourdir les jambes et de… enfin vous savez quoi.

C’était gai, je vous jure ! Pourtant j’avais des millions de questions lui poser. Mais je n’osai pas. Il me faisait un peu peur je dois dire. Cette façon de me donner des ordres, ses manières vulgaires digne du dernier des troupiers… bref, ça me coupait mes moyens. D’un autre côté, j’aurais été tellement heureuse qu’il me souffle une parole gentille ou attentionnée. Par exemple : « Est-ce que ça va Natacha ? Tu n’as pas froid ? » Mais non, il se contentait de mener les chevaux pour lesquels il réservait toute sa prévenance. Moi, dans cette histoire, je comptais autant qu’un sac de linge posé à ses côtés.

Le jour tombait lorsque nous avons eu la chance de trouver une petite ferme habitée par un paysan et sa mère. Les braves gens nous ont offert leurs lits pour la nuit. Mon père a refusé en répondant que nous dormirions sur le sol, mais eux ont vraiment insisté que nous leur accordions cet honneur. L’hospitalité est sacrée pour nous les Russes.

Mon attention se porta immédiatement et quasi instinctivement vers un landau où gazouillait un charmant petit bambin. La Babouchka m’expliqua que c’était son petit fils. Il était âgé d’un an et demi. Malheureusement sa mère (la femme de son fils) était morte en couche. Le pauvre petit m’adressa un sourire et me tendit ses minuscules bras. Oh ! Saint-Nicolas ! qu’il était adorable !

Je songeai à ce merveilleux bébé toute la nuit. J’aurais tant voulu le prendre dans mes bras, le cajoler, l’embrasser, m’occuper de lui. Oh ! Si seulement je pouvais être sa maman, je ne demanderais rien de plus. Je pourrais rester pauvre car ce poupon serait mon plus grand bonheur !

Le matin, pendant que mon père et notre hôte s’occupaient à rafistoler notre vieux traîneau menaçant ruine, mes yeux dévoraient le petit mignon alors que la Babouchka lui donnait à manger. La vielle dame dut s’en rendre compte car elle m’adressa un chaleureux sourire.



-Tu veux le prendre dans tes bras ? me demanda t-elle.
-Oh ! Madame…
-Vas-y, n’aie pas peur. Regarde ! Il veux te jouer avec toi.
-Madame, rien ne me ferait plus plaisir, mais je suis une si maladroite, si indigne…
-Allons petite princesse, comment pourrais-tu être indigne avec cette lumière qui brille dans ton regard ?

La Babouchka déposa le bambin dans mes bras. J’étais en état de grâce, littéralement. Je vous jure que je n’avais jamais ressenti quelque chose d’aussi fort, d’aussi viscéral, d’aussi… animal. Ma poitrine claquait comme la peau d’un tambour. J’aurais voulu que cet instant dure à jamais.

-Tu seras une bonne petite maman, ajouta la Babouchka. Tu aimes les enfants.
-Oh ! Madame ! Je n’ai aucun mérite. Comment ne pas aimer les petits enfants ?

Mon père rentra peu après et ordonna à son sac de linges (c'est-à-dire moi) de monter dans le traîneau. L’instant magique se brisait sur ces paroles sèches. Le traîneau était réparé. Maudit traîneau ! Saleté de traîneau encore trop solide! Ne pouvait-il pas se briser définitivement ce diable de traîneau pour que puisse s’accomplir mon vœu : devenir la maman d’adoption de ce petit chéri ?

Je hais les traîneaux trop robustes.



mercredi 28 mai 2008

Makaryev (février 1790)

Nous sommes arrivés au monastère de Makaryev à la lumière faiblissante du jour. Je ne l’avais vu qu’une seule fois dans ma vie. C’était en été et je devais avoir neuf ou dix ans à cette époque. Mais là, je dois préciser que le monastère était encore plus magnifique en hiver. Il trônait majestueusement le long de la Volga gelée comme déposé délicatement du ciel sur l’immensité d’un velours blanc. Ses bulbes dorés d’où jaillissait le reflet des derniers feux du soleil étaient une couronne d’or et de lumière aussi éblouissante qu’un halo céleste. Le spectacle qui s’offrait à mes yeux était tellement beau, tellement sublime, ô Dieu, que des larmes coulèrent le long de mes joues.

Makaryev était la borne marquant la frontière de mon univers. Je n’avais jamais été plus loin. Au-delà, surgissait un monde inconnu, obscur et que j’appréhendais avec crainte. C’est peut-être aussi pour cela que mon émotion fut si intense.

Nous avions accompli une quarantaine de verstes en une journée sans même avoir forcé l’allure. C’était l’avantage de voyager en hiver avec cette neige gelée qui nous portait de la même manière que des oiseaux se laissant porter par le vent. Il faut savoir qu’au printemps, la boue rend la plupart des chemins impraticables. Si nous étions partis au début de la saison, nous n’aurions même pas parcouru la moitié du chemin. Il est même probable que la télègue se serait embourbée définitivement dès les cinq premières verstes.

Mon père arrêtait le sani toutes les heures afin de prendre soin des chevaux et de leur donner à manger. Durant ces courtes pauses, mon père me répétait la même sempiternelle phrase qui constituait, à elle seule, le suc de nos échanges.

-Profite-en pour te dégourdir les jambes et pour pisser.
-J’ai pas envie.

Bien sûr que si j’avais envie de me soulager. Ça devenait même de plus en plus urgent à chaque arrêt. Mais je me retenais vous pensez bien. D’abord, j’étais choquée par son langage de rustre (quel grossier personnage !). Ensuite, mon père, je ne le connaissais pour ainsi dire pas. Je ressentais de la gêne devant lui car c’était pour moi un étranger. Et puis j’étais terriblement pudique; mon corps était contraint aux mêmes besoins d’évacuation que le commun des mortels, mais je ne voulais pas qu’on le sache. Je trouvais ça dégradant. Oui, je sais, c’est un peu puéril mais c’est ainsi.

Finalement, lors de notre avant dernier arrêt, n’y tenant plus, je me suis précipitée comme une folle dans la forêt (et aussi loin que possible pour être sûr de n’être pas vue) afin d’obéir à la nature. Lorsque je revins, le visage apaisé, mon père me demanda si je me sentais mieux.

-Heu… Je voulais seulement voir s’il restait encore des châtaignes dans ce bois.

Franchement, quand je repense à la nullité de cette excuse, je comprends pourquoi mon père éclata de rire.



lundi 26 mai 2008

Vers Makaryev (février 1790)

Mon père était pressé, c’est peu de le dire. Soudain, lorsque la neuvième heure du jour sonna, il expédia tout son monde à la porte et balança son colis dans le sani.

Le colis, c’était moi et le sani c’est un grand traîneau tiré par deux, trois ou quatre chevaux. Pour l’occasion, n’en en avions deux. Et encore… le deuxième appartenait au curé qui avait eu la gentillesse de prêter le sien pour la circonstance. Quant au sani, il était tellement vieux et vermoulu que je craignais qu’il ne s’effondre sur mon propre poids. Ce traîneau appartenait déjà au père de mon père qui le tenait lui-même d’un lointain aïeule contemporain de Michel Fedorovitch. C’est pour vous dire qu’il avait déjà connu bien des hivers ce pauvre vieux traîneau.

Ma mère et mon frère me couvrirent de deux couvertures et de l’épaisse fourrure d’ours qui trônait dans la chambre de ma mère tel un trophée. Cette fourrure devait uniquement servir pour une grande occasion m’avait-elle dit un jour. Ben, la grande occasion était arrivée. Sapristi ! je l’avais rêvée autrement cette sacrée vilaine grande occasion.

Avec la fourrure, les couvertures, ma pelisse et un épais fichu sur la tête, je ne craignais pas le froid. Toutefois, je comprenais la hâte de mon père ; il voulait absolument arriver au monastère de Makaryev avant la nuit. La nuit, la température est franchement glaciale et pour peu qu’une tempête se lève, on se perd, on erre comme des âmes damnées dans les forêts insondables et on finit par se faire croquer par les loups.

Et hop ! A peine maman et mon cher petit frère eurent-ils le temps de m’embrasser une dernière fois que mon père fouettaient les chevaux m’entraînant ainsi inexorablement vers ma nouvelle vie. Tous les villageois saluèrent mon départ par des cris et des grands gestes d’affection. Mon frère et ma meilleure amie Tatiana s’élancèrent à ma poursuite en me souhaitant tout le bonheur du monde. Ils coururent derrière le traîneau pendant quelque temps, puis disparurent eux aussi dans l’immensité blanche.

Ma pauvre Tatiana adorée, dire qu’une semaine auparavant, nous nous étions disputée (une fois de plus -pourtant nous ne pouvions pas nous passer l’une de l’autre). Et moi, sale petite peste innommable, je lui avais finalement répondu des horreurs. Je lui avais dit… je n’ose l’écrire…

« Je dirai à ma mère qu’elle te vende à la foire de Makarayevo ! » Voilà ce que je lui avais dit.

Tatiana avait pâli. Elle savait bien que ma mère avait le droit de la vendre car le village possédait beaucoup trop d’enfants de serfs pour le nombre total d’habitants.

Je suis une fille méchante, colérique, orgueilleuse et d’une cruauté infinie. Je me déteste quand je suis ainsi. Alors je cours me cacher et je pleure. Puis, je reviens en suppliant le pardon à celui ou celle que j’ai offensé.

J’ai supplié Tatiana bien des fois. Elle était celle qui était la plus habituée à mes repentances.



vendredi 23 mai 2008

Le départ - 8e partie (février 1790)

Après la bénédiction, mon père invita les ecclésiastiques et les délégués de la mir à partager notre repas matinal. Il fallait les entendre, ces hommes qui n’avaient jamais dépassé les rives de la Volga, comme ils étaient fiers de l’honneur qui m’était fait.

-Notre petite Natacha est touchée par la grâce.
-Saint Nicolas a remercié notre bonne petite Natacha pour ses bontés.
-Quelle joie indescriptible doit ressentir notre brave petite Natacha à cet instant !
-Que Notre Gracieuse Petite Mère prenne bien soin de notre bonne petite Natacha et la protège de Sa toute puissance.
-Notre bonne petite maîtresse va devenir une grande dame.
-Notre petite Natacha épousera t-elle un comte ?

Et patati et patata, notre petite Natacha par ci, notre petite Natacha par là… S’ils avaient su, ces grands niais barbus, comme elle s’en moquait de l’honneur qu’on lui faisait à leur petite Natacha.

La petite Natacha, si elle avait pu, elle leur aurait dit à tous d’aller se faire tirer les oreilles par les fées et de la laisser tranquille. La petite Natacha, elle voulait rester ici. Elle voulait se rouler dans la neige comme avant, respirer le parfum de la Volga, grimper dans les arbres et rêver d’être un oiseau, taquiner les garçons avec ses amies, voilà ce qu’elle voulait la petite Natacha !

Oh et puis c’était assez ! Ils étaient trop bêtes tous ces… tous ces gros veaux ! Je quittai la table sans avoir touché à mes blinis et me précipitait devant les icônes de la salle à manger afin de pouvoir leur faire mes adieux. J’en profitai pour essuyer quelques larmes rebelles avec mon mouchoir. Ma mère m’y rejoignit peu de temps après et me rassura.

-Elles seront toujours à tes côtés mon trésor. Aussi loin que tu puisses aller, ton esprit sera en communion avec elles.

Maman me parlait des icônes. Vous ne pouvez pas imaginer, vous les européens, comme elles sont importantes dans notre vie à nous, les Russes. Chez nous les icônes sont partout. Ce sont nos fidèles compagnes et où que vous alliez, même dans la plus misérable cabane des plus pauvres des serfs, il se trouve au moins une icône. Lorsqu’on rentre dans une demeure, on se doit d’abord de saluer les icônes avant de saluer l’habitant. C’est une question de respect pour celui qui nous reçoit. De notre baptême à notre mort, l’icône suit notre périple terrestre. Mon icône personnelle était celle de saint Nicolas. Je me serais fait tuée sur place, je le jure, plutôt que de m’en séparer. Je l’avais reçue à mon baptême et je comptais bien que l’on m’enterre avec elle une fois que Dieu eût jugé bon de me rappeler à lui.



jeudi 22 mai 2008

Le départ - 7e partie (février 1790)

« La fille de notre seigneur nous quitte pour rejoindre l’Impératrice !» La nouvelle s’était propagée dans tout le village et au-delà comme une traînée de poudre. Les serfs, les moujiks, les artisans, les représentants de la mir, enfin bref : tout ce que la région comptait comme chrétiens était accouru pour assister à l’évènement. Evidemment, je n’allais pas chez l’Impératrice, mais mon père l’avait habilement laissé sous-entendre afin de s’assurer la docilité des serfs et aussi pour accroître son prestige auprès des nobles voisins.

Pour ces gens (et pour moi aussi d’ailleurs), la Tsarine est aussi sacrée qu’une icône. Approcher Notre Gracieuse Petite Mère, c’est comme approcher Dieu en personne. Alors vous imaginez l’effet provoqué par mon départ. Il y avait une soixantaine de pairs d’yeux qui me contemplaient avec vénération car j’étais celle qui bientôt aurait un rapport direct avec Dieu, ou du moins son représentant sur terre.

Foutaises ! C’était dans un couvent école qu’on allait m’enfermer et l’Impératrice, je ne la verrais qu’en peinture ou en rêve. Mais ça, mon père se gardait bien de le proclamer.

Le curé et les ecclésiastiques entonnèrent les chants rituels et je m’inclinais pour recevoir la bénédiction. Le saint homme avait la voix tremblante et mal assurée, il était tout bouleversé le pauvre ! Tant et si bien que personne ne put comprendre son galimatias chuchoté à l’envers.

Lorsque je me redressai, j’aperçu ma meilleure amie, Tatiana Mihaïlova Sezemova. Elle avait 13 ans, le même âge que moi. Nous avions grandi ensemble. Je la revois encore comme en ce jour ; ses beaux cheveux blonds qui s’échappaient de son fichu, ses grands yeux bleus où se mêlaient l’adoration et la tristesse, ses lèvres bleuies par le froid et qui frémissaient d’émotion. Tatiana, ma tendre amie, tu ne sauras jamais que ce jour là, quand je t’ai vue pour la dernière fois, je n’avais qu’une envie : me jeter dans tes bras.

-Natacha, implora t-elle lorsque je passai à sa hauteur, dis à Notre Gracieuse Petite Mère que je l’aime et que je prie chaque soir pour elle de tout mon cœur. Tu lui diras Natacha ? dis ?
-Je te le promets Tatiana, répondis-je le souffle coupé et à moitié hallucinée par le rôle que mon père me faisait jouer.

Ma pauvre Tatiana ! Nous n’étions que des jouets aux mains des puissants. Moi, parce que j’étais fille de noble, on m’envoyait à l’autre bout de l’empire pour trouver un époux. Toi, parce que tu étais fille de serf, on t’interdisait de quitter le village pour te fiancer avec un garçon étranger. On m’arrachait à cette terre que j’aimais, tandis que toi on t’enterrait dedans sans espoir d’y échapper.

Tatiana, que la naissance est méchante lorsqu'elle sépare ceux qui s'aiment. Que la naissance est cruelle quand elle prédestine sans possibilité de choix.


mercredi 21 mai 2008

Le départ - 6e partie (février 1790)

Je vous racontais dans mon précédent message que ma mère m’avait coiffée ce matin là en trempant son peigne dans du vin. C’est une tradition de chez nous qui assure une bonne fertilité à la jeune fille. Vous saviez ? Oui je vous l’ai dit. Mais ça marche aussi avec du miel figurez-vous. Heureusement ma bonne maman a préféré le vin. Imaginez avec le miel, mes malheureux cheveux auraient été tout collants ! Berk ! Enfin bref.

Ce qui était effrayant dans ce cérémonial, c’est qu’habituellement il était réservé à un moment très précis de la vie d’une femme : celui où on préparait la fiancée pour son mariage, juste avant qu’elle ne se rende à l’église pour rejoindre son futur époux.

Je ne comprenais pas pourquoi maman brûlait ainsi les étapes. Je n’étais fiancée à personne et je ne me rendais pas à mon mariage nom d’une pipe ! Je n’osai pas lui demander car je voyais bien qu’elle était trop émue pour me répondre et moi j’étais trop bouleversée pour lui poser la question. Ce n’est que bien plus tard que je supposai que ma mère savait qu’elle ne pourrait jamais se rendre à mon futur mariage lorsque celui-ci serait décidé dans quelques années. La Russie c’est grand, trop grand et trop immense pour une pauvre petite maman sans moyen.

Lorsque je fus enfin prête, coiffée, parée et parfumée dans ma belle robe, je descendis dans la salle de séjour où je devais prendre le repas d’adieu. Mon père était là, attendant sa fille comme on attend une poignée de roubles avant de la placer dans une banque pour un investissement à long terme. Je n’eus pas la force de le regarder car même dans ma belle robe sarafan magnifiquement brodée, je devinai combien mon allure lui déplaisait. Voyez-vous, mon cher père s’imaginait me voir dans un costume à la mode européenne et pas habillée à la russe comme je l’étais alors. Moi, à cette époque, je n’avais jamais vue de robe européenne.

Dehors, les villageois avec le curé et ses ecclésiastiques en tête s’étaient regroupés devant notre isba. Toute la mir était présente pour me rendre hommage et saluer mon départ. Les nouvelles vont vite dans un petit village, vous savez.

Ma mère me coiffa de son kokochnik par-dessus mon fichu et me fit mettre ma chaude pelisse pour que je me présente auprès d’eux et que je reçoive la bénédiction du pope. Petite parenthèse pour vous expliquer ce que c'est un kokochnik. Un kokochnik est une parure féminine, une espèce de couronne si vous voulez, qui ne se porte que lors des cérémonies. Il y a en de toutes les formes et de toutes les couleurs. Elles se transmettent de mère en fille. Le petit croquis ici en bas est censé me représenter avec mon kokochnik sur la tête.

Bon c’est pas très fidèle à la réalité, c’est un mauvais dessin, je sais. Sauf peut-être que l’expression que j’adoptais devait ressembler à peu près à celle du dessin. Oui, il est un fait que je ne respirais pas la joyeuse humeur ce matin là lorsque je sortis afin de recevoir la bénédiction du curé. J’avais la tête des mauvais jours. Celle que je réserve pour les enterrements. Ben oui, c’était un enterrement. L’enterrement de mon enfance.