jeudi 29 mai 2008

De Makaryev à Nijni (février 1790)

Après avoir passé la nuit au monastère, nous avons repris notre route vers Nijni en suivant la Volga. A part des arbres, encore des arbres et toujours des arbres, il n’y a rien d’autre à voir le long de cet interminable parcours. Des heures et des heures à contempler un paysage aussi identique le matin que le soir. Pas une seule âme chrétienne en vue, même pas des animaux, sauf les loups que nous entendions hurler au loin. Mon père ne m’adressait la parole, comme hier à chaque arrêt, que pour me dire de me dégourdir les jambes et de… enfin vous savez quoi.

C’était gai, je vous jure ! Pourtant j’avais des millions de questions lui poser. Mais je n’osai pas. Il me faisait un peu peur je dois dire. Cette façon de me donner des ordres, ses manières vulgaires digne du dernier des troupiers… bref, ça me coupait mes moyens. D’un autre côté, j’aurais été tellement heureuse qu’il me souffle une parole gentille ou attentionnée. Par exemple : « Est-ce que ça va Natacha ? Tu n’as pas froid ? » Mais non, il se contentait de mener les chevaux pour lesquels il réservait toute sa prévenance. Moi, dans cette histoire, je comptais autant qu’un sac de linge posé à ses côtés.

Le jour tombait lorsque nous avons eu la chance de trouver une petite ferme habitée par un paysan et sa mère. Les braves gens nous ont offert leurs lits pour la nuit. Mon père a refusé en répondant que nous dormirions sur le sol, mais eux ont vraiment insisté que nous leur accordions cet honneur. L’hospitalité est sacrée pour nous les Russes.

Mon attention se porta immédiatement et quasi instinctivement vers un landau où gazouillait un charmant petit bambin. La Babouchka m’expliqua que c’était son petit fils. Il était âgé d’un an et demi. Malheureusement sa mère (la femme de son fils) était morte en couche. Le pauvre petit m’adressa un sourire et me tendit ses minuscules bras. Oh ! Saint-Nicolas ! qu’il était adorable !

Je songeai à ce merveilleux bébé toute la nuit. J’aurais tant voulu le prendre dans mes bras, le cajoler, l’embrasser, m’occuper de lui. Oh ! Si seulement je pouvais être sa maman, je ne demanderais rien de plus. Je pourrais rester pauvre car ce poupon serait mon plus grand bonheur !

Le matin, pendant que mon père et notre hôte s’occupaient à rafistoler notre vieux traîneau menaçant ruine, mes yeux dévoraient le petit mignon alors que la Babouchka lui donnait à manger. La vielle dame dut s’en rendre compte car elle m’adressa un chaleureux sourire.



-Tu veux le prendre dans tes bras ? me demanda t-elle.
-Oh ! Madame…
-Vas-y, n’aie pas peur. Regarde ! Il veux te jouer avec toi.
-Madame, rien ne me ferait plus plaisir, mais je suis une si maladroite, si indigne…
-Allons petite princesse, comment pourrais-tu être indigne avec cette lumière qui brille dans ton regard ?

La Babouchka déposa le bambin dans mes bras. J’étais en état de grâce, littéralement. Je vous jure que je n’avais jamais ressenti quelque chose d’aussi fort, d’aussi viscéral, d’aussi… animal. Ma poitrine claquait comme la peau d’un tambour. J’aurais voulu que cet instant dure à jamais.

-Tu seras une bonne petite maman, ajouta la Babouchka. Tu aimes les enfants.
-Oh ! Madame ! Je n’ai aucun mérite. Comment ne pas aimer les petits enfants ?

Mon père rentra peu après et ordonna à son sac de linges (c'est-à-dire moi) de monter dans le traîneau. L’instant magique se brisait sur ces paroles sèches. Le traîneau était réparé. Maudit traîneau ! Saleté de traîneau encore trop solide! Ne pouvait-il pas se briser définitivement ce diable de traîneau pour que puisse s’accomplir mon vœu : devenir la maman d’adoption de ce petit chéri ?

Je hais les traîneaux trop robustes.



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