samedi 17 mai 2008

Le départ - 4e partie (février 1790)

D’abord, je voudrais m’excuser pour la brutalité avec laquelle j’ai conclu avant-hier mon dernier message. J’ai beau n’être qu’un pur esprit, volatile et inconsistant, je n’en ressens pas moins des émotions du même ordre que celles que je ressentais de mon vivant.

C’est étrange mais c’est comme ça, j’ai d’ailleurs renoncé à comprendre.

L’évocation de cette journée de février 1790 où mon père me signifia sans ménagement mon départ me bouleversa plus que je ne le prévoyais. Il m’était impossible de poursuivre outre. Veuillez pardonner cette brusquerie, mais le récit de ma vie est une poignée de sel que je déverse sur mes plaies. Il se peut que je crie sans prévenir. Essayez de me comprendre, je n’avais que treize ans à l’époque et en moins d’une demi-heure mon père m’avait fait comprendre que je comptais autant pour lui qu’un meuble ou qu’une jument, même pas belle en plus, dont l’utilité sur terre se résumait à fructifier le patrimoine familial. Avouez qu’on peut mieux faire comme expression de l’affection paternelle. Non ? De plus, la perspective de quitter (apparemment pour toujours) ceux que j’aimais m’affligeait au-delà du désespoir. Mon petit frère adoré (nous dormions depuis toujours dans le même lit) qui ne supportait pas de me voir malheureuse, usa de toute sa gentillesse naturelle pour tenter de me consoler. Il me semble encore entendre sa douce voix pendant qu’il caressait ma joue humide. Mon merveilleux petit Sacha, comme je regrette maintenant de ne pas t’avoir aimé plus encore.

-Ne pleure pas petite sœur, me chuchotait-il avec une infinie bonté, tu reviendras, tu verras. Je t’aime petite sœur.
-Je t’aime petit frère. Tu as raison, je reviendrai, même à genoux s’il le faut. Je me sauverai.
-Quand tu reviendras, tu crois que je serai devenu un homme comme toi tu es devenue une femme ?
-Je ne sais pas… Grand ou petit, tu resteras toujours mon petit Sacha adoré et personne ne pourra plus nous séparer.
-Tu sais, notre père se trompe quand il dit que tu n’es pas belle. Mais ne sois pas fâchée après lui, il n'en peut rien. C’est parce qu’il n’a plus qu’un œil. Alors il voit tout à moitié. Une moitié de visage c’est pas toujours beau. Mais quand on voit le visage en entier, alors il devient magnifique. Et toi, petite sœur, tu as un visage magnifique, le plus magnifique du monde.



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