jeudi 15 mai 2008

Le départ - 3e partie (février 1790)

Autant que je m’en souvienne, ma mère n’était pas transportée par une joie incommensurable à l’idée de me voir quitter le berceau de ma vie pour galoper à travers le monde et ses dangers. Elle essaya en vain de protester sachant par ailleurs que la décision de mon père me concernant faisait force de loi. Avançant néanmoins comme argument mon jeune âge et mon caractère ingénu propre à l’enfance, mon père lui répondit une de ces phrases qui ne vous quittent plus jamais durant toute l’existence :

-C’est une femme maintenant.

Comment vous dire… à l’audition de cette petite phrase prononcée par mon père (mon père justement !) une explosion de fierté et de regrets secoua mon cœur. Fierté, car je n’étais plus une minuscule chose insignifiante, mais une vraie demoiselle (du moins, je pensais sincèrement que l’affirmation de mon père garantissait de facto cet état). Regrets, car je savais qu’une page de ma vie se tournait définitivement et que le monde que j’avais connu jusqu’à présent ne subsisterait plus que dans ma mémoire.

Adieu ma mère chérie, adieu mon frère adoré, adieu mon petit chien, adieu ma demeure, adieu mon village ; voilà ce que signifiait en réalité « être une femme ». Adieu mes amis, adieu, mes promenades, adieu ma rivière et l’ensemble du paysage qui m’avait vu grandir, j’étais une femme à présent. Mon père venait de le décréter.

Bon, d’accord, puisqu’il en était ainsi, autant s’y plier. Enfin ou hélas, c’était une question de point de vue. A tout prendre, je trouvais cette déclaration quand même plus agréable à entendre que la constatation dédaigneuse sortie de la même bouche quelques minutes plus tôt qui prétendait que je n’étais qu’une paysanne. Autrement dit, une sale paysanne, une pauvre paysanne.

Mon père saisit ensuite mon visage de sa main mutilée et me dévisagea de son œil unique en le faisant pivoter délicatement de gauche à droite. Son autre main (celle avec tous ses doigts) caressa un bref moment mes cheveux tressés qui se prolongeaient dans mon dos en une longue queue descendant jusqu’à ma taille. Le verdict tomba au bout d’une minute d’examen.

-Ce n’est pas vraiment une beauté.
-C’est la plus jolie fille du village ! protesta ma mère.
-Etre jolie ce n’est pas être belle. Et puis on ne compare pas une fille de la noblesse avec une fille de moujik ! Que l’on fasse bouillir de l’eau pour le baquet et qu’on la lave. Et puis aussi, qu’on arrange sa tignasse ! Ensuite, il faudra préparer ses bagages. Je veux qu’elle emporte ses plus belles robes.

Oh ! sur ce point, mon cher papa, les choses seraient rondement menées. A part quelques lingeries, je ne possédais que trois robes sarafan : deux en laine pour les jours ordinaires (celle que je portais et une autre du même acabit) et une avec de beaux tissus pour les célébrations religieuses. En deux mouvements, mon petit bagage serait prêt. Etonnant n’est-ce pas ?

Après que notre servante m’ait savonné, astiqué et brossé des pieds à la tête, mon père m’envoya au lit. « Je devais être en forme pour le lendemain », rota mon père en avalant un des poulets que ma mère avait fait rôtir en son honneur.

J’imagine qu’il est inutile de vous dire pourquoi je pleurai toute la nuit. Je ne vais pas vous faire un dessin.


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