samedi 28 juin 2008

Je suis dans l’antichambre de la mort – Les taracanes (Mars 1790)

Bien loin de s’atténuer, la fièvre qui me brûlait et me condamnait au délire redoubla d’intensité dans la nuit. On me dévêtit, ne me laissant sur le corps qu’une chemise destinée à préserver ma pudeur. C’est la coutume chez nous, gens de la campagne russe, de dormir tout habillé, on ne se déshabille qu’une fois par semaine, pour le bain de vapeur. Nous sommes donc dans les mêmes vêtements le jour et la nuit ; ça n’a rien de choquant vous savez. Par contre, le fait de me retrouver en simple chemise était pour moi très inhabituel.



Bref, mon père et les paysans qui nous hébergeaient recouvrirent mon corps de glace et prièrent pour que le mal dont je souffrais quitte ma pauvre petite personne. Mais ni la glace, ni les philtres qu’on me faisait boire avec peine ne parvenaient à faire décliner la terrible et mystérieuse maladie qui me hantait.

Au cours de cette nuit du début du mois de mars 1790, mon père crut que j’allais passer. Il ordonna qu’on aille quérir le pope du village afin que je puisse recevoir le secours de la religion. Le pope accourut aussitôt puis, en brandissant la croix au dessus de moi, il commença ses prières rituelles. J’étais la plupart du temps dans l’inconscience et je ne pouvais répondre aux prières, ni confesser mes pêchés. Les rares paroles que je bredouillais se résumaient à demander mon icône afin que je puisse l’embrasser.

Le curé allait sortir de sa boîte à baptême l’huile du pénitent qui sert à l’extrême onction lorsque la femme de ce curé, qui était aussi un peu sorcière (oui, ça aussi pour nous, ça n’a rien de choquant, du moins à mon époque), arrêta son bras. En effet, des taracanes venaient d’apparaître sur mon corps. Pour elle, c’était un signe. Les taracanes avaient senti les humeurs malignes sécrétées par mon corps et allaient se charger de les éliminer.

Les taracanes sont des espèces de grosses blattes que l’on retrouve grouillant par milliers dans toutes les chaumières russes. Ces insectes ont de prime abord un aspect assez répugnant. D'ailleurs, maman ne s'est jamais accoutumée à la présence de ces dégoûtantes bestioles. Elle en tolérait quelques unes, mais dès que les taracanes devenaient trop nombreuses, elle nous demandait à moi et à mon frère de les chasser dehors. La plupart du temps, ces blattes tiennent au plafond mais descendent par grappes le long des murs et se promènent le long de votre assiettes quand vous mangez, ils poussent même la familiarité jusqu’à vous passer sur la figure lorsque vous dormez. Nous ne tuons pas les taracanes, car nous sommes persuadés qu’ils portent bonheur. Une chaumière sans taracanes est une chaumière probablement maudite.

Or donc, des dizaines de ces blattes parcouraient maintenant mon corps des pieds à la tête, cherchant et suçant les sécrétions fielleuses qui s’échappaient de mes pores, s’introduisant partout, dans mes narines, ma bouche et mes oreilles. L’assistance contemplait médusée le spectacle de cette jeune fille transformée en un agglomérat grouillant. Ils s’étaient tous jetés à genoux et se signaient frénétiquement afin de rendre grâce au Créateur de ce miracle. J’étais devenue une créature composée de milliers d’autres. A ce moment là, je ne souffrais plus, j'avais dépassé le stade des souffrances terrestres. La fièvre avait perdu son emprise sur mon esprit . J'étais morte, du moins, j'étais arrivée à l'extrême limite de la vie, là, au bord du précipice. C’était mon premier avant goût de la mort. Ma vie se dématérialisait en une multitude d’autres vies ; j'étais désincarnée, chaque taracane était une partie de moi-même, je chevauchais l’absolu.

Cette expérience me plut assez, je le confesse. Je n’ai eu de cesse, comme la suite de mon histoire le prouvera, de goûter encore un peu aux parfums qui s'exhalaient de l’antichambre de la mort.

Pour l’heure, les taracanes m’avaient privé de mourir tout à fait. Car effectivement, la présence de ces insectes sur mon corps eut un effet surprenant sur le rétablissement de ma santé. Le matin, ma fièvre avait baissé et je reprenais mes sens. Deux jours plus tard, j'étais totalement guérie.

J'avais douze ans en mars 1790. Il fallut attendre encore cinq ans pour les taracanes me rendent mon bien.




mercredi 25 juin 2008

« Je vous hais de tout mon amour »(Mars 1790)

La Russie, l’hiver, est accablante de tristesse. A d’immenses plaines succèdent d’immenses forêts et plus on remonte vers le nord, plus les chênes disparaissent pour ne laisser que des pins et des bouleaux. L’hiver, lorsque les champs sont ensevelis sous une épaisse couche de neige, les plaines désertes apparaissaient plus désertiques encore. Tout à l’air de souffrir sous le vent qui glace la nature.

A l’exception des corbeaux et des corneilles, aucun oiseau ne s’élève dans les airs ; il semble que tout soit mort dans ces vastes solitudes où l’on se croise rarement avec le traîneau d’un voyageur. Les villages que l’on rencontre sur les routes de poste se ressemblent tellement qu’on se croirait toujours dans le même, quand la neige les a saupoudré de ses blancs flocons.




Et au milieu de ce néant, il y a moi… et mon père. Mon père, cet inconnu, immobile sur son siège, économisant ses mouvements dans la conduite des chevaux. Mon père est une statue sombre et massive qui m’enveloppe de son ombre. Et moi, je suis fascinée par cette ombre mystérieuse que je contemple de dos et à qui, paraît-il, je dois la vie.

Oui, j'étais fascinée par ce rustre... Fascinée à tel point que je ne me suis pas rendue compte que je devenais malade et que la fièvre me gagnait.

Nous étions à une journée de Iaroslavl lorsque je tombai dans l’inconscience, vaincue par cette mauvaise fièvre. Mon père ne se rendit compte de mon état qu’une heure plus tard, lors de l’arrêt. Il me ranima à l’aide d’un linge humide posé sur mon visage.
-Vous avez de la fièvre, mademoiselle. Pourquoi ne pas m’avoir dit que vous ne vous sentiez pas bien ?
-Vous m’aviez défendu de vous adresser la parole, mon père, marmonnai-je encore étourdie.
-Il y a des choses qui sont nécessaires d’être dites, mademoiselle. Auriez-vous voulu mourir sans que je ne le sache ?
-Oui ! Pour ne plus jamais vous revoir ! Vous m’avez giflée, monsieur ! Vous m’avez humiliée devant toutes ces mauvaises gens qui se moquaient de mon infortune ! Je veux mourir car je vous hais de tout mon amour !

Nul doute que la fièvre qui me torturait les sens dictait ce discours délirant. Le problème c’est que tous les délires du monde recèlent en leurs seins une part de vérité. Dans ce galimatias, il fallait entendre "je vous hais" et non "je vous hais de tout mon amour". Qu'est-ce que l'amour venait faire ici, moi qui détestais cet homme au possible? Fallait-il que je l'aime malgré moi? Je ne me souviens plus de ce qui se passa par la suite. Il est probable que je tombais à nouveau dans les pommes. Lorsque je repris conscience, j’étais étendue dans une isba. Il y avait là un couple de paysans et leurs enfants penchés au dessus de ma couche.

-Seigneur ! votre fille revient à elle ! meugla l'un d'eux.
Le visage de mon père s’éleva alors comme un astre en écartant tous les autres et s’approcha de moi. Il souriait.
-Et moi, mademoiselle ma fille, me souffla t-il à l’oreille comme s'il s'agissait d'une confidence, je vous aime de toute ma haine.


mercredi 18 juin 2008

Tu n’es plus mon esclave, je ne suis plus ta maîtresse.(février 1790)

C’est à peu de chose près ce que j’ai dit à Tatiana lorsque je fus libérée par ma mère au bout d’un mois de pénitence. Ce jour là, ma douce Tatiana m’attendait sur le seuil de ma demeure, impatiente comme moi, des larmes plein les yeux, comme moi. Dès qu’elle me vit, elle s’inclina pour me baiser la main selon l’usage. En effet, tous les serfs saluent leurs maîtres par le baiser de la main tout en s’inclinant ou en s’agenouillant ; en tout cas je l’ai toujours vu faire ainsi.
-Non douchineka (ma petite âme), dis-je, en l’embrassant. Ne t’abaisse plus devant moi comme une serve. Tu es mon amie. Il n’y a plus de fille noble ni de fille serve. Il y a deux amies. C’est tout. Si du moins tu veux encore de moi… Je serais très malheureuse si tu décidais de ne plus m’aimer puisque moi je t’aime mais je le comprendrais car j’ai été odieuse.
-Douchenika chérie, me répondit-elle, ne pleure pas, mon coeur est rempli de toi… Si je ne t'aimais plus, il cesserai de battre.

Nous ne pûmes en dire davantage. L’émotion nous serra la gorge et nous nous étreignîmes en nous embrassant mutuellement jusqu’à la fin de la journée. Cette réconciliation renforça nos liens. Dès lors, Tatiana ne fut plus seulement ma meilleure amie, elle devint ma sœur, ma confidente, mon ange, ma moitié. Mais jamais, jamais plus, elle ne fut ma serve, ma propriété.

Sautons quelques années voulez-vous ? (oui, je sais mon récit est décousu, mais c’est ainsi qu’apparaissent les souvenirs de ma vie, des flammèches jaillissant dans la nuit et qui s’éteignent aussitôt). Nous avons douze ans, un dimanche, c’est l’été, le dernier que je passais dans mon village, j’étais loin de le savoir à l’époque ; je suis avec Tatiana. Nous sommes couchées dans l’herbe et nous rêvons toutes les deux à nos futurs princes charmants.




Nous n’étions jamais avec les autres filles du village car elles font toujours la même chose, comme dans tous les villages de Russie d'ailleurs. Les sottes ! En effet, les dimanches et les jours de fêtes, les filles se réunissent dans la principale rue du village, forment un cercle en se tenant la main, et chantent des vieilles mélodies de la Petite-Russie, généralement très monotones. Les garçons ne viennent pas volontiers se mêler à ces rondes insipides que nulle gaieté ne vient animer. D’ailleurs, la plupart des garçons de mon village sont des abrutis apathiques complètement inintéressants. Il fallait que je le dise.

Bref, nous sommes là, toutes les deux, couchées sur un tapis de fleurs. Mon oreille collée contre sa poitrine, j’entends le rythme de son cœur qui me berce et qui m’entraîne dans un état indéfinissable, mais très agréable, proche de la semi conscience. Soudain, sans se dire un mot, nous percevons toutes les deux une caresse semblable à un vent léger dans le dos les bras et les jambes. Une douce musique emplit l’espace. Le sol se dérobe et nous sentons que nous ne touchons plus terre. Nous volons, à moins que ce soit le sol qui vole au dessus de nous. Les fleurs tournoient devant nos yeux comme des milliers d’oiseaux colorés et nous sommes aspirés par cette danse aérienne de pétales, de pistils et de pédoncules. Nous sommes devenues des fleurs.

Cette sensation très réelle, ou plutôt ce rêve, a été partagé en tout point au même moment par Tatiana qui m’a raconté la même expérience avec les mêmes mots, les mêmes expressions à un point tel que nous en étions presque effrayées. Jamais nous n’avions connu une fusion aussi complète, aussi absolue. A croire qu’à ce moment là, nous formions la même personne.

Pourquoi je vous raconte tout ça? D'abord parce c'est un beau souvenir, ensuite pour vous montrer qu'il n'y a aucune différence notable de sensibilité entre un serf et un noble. Je sais que pour vous, européens, la chose semble aller de soit. Mais ce n'étais pas aussi évident pour moi, à l'époque. Et ce l'était encore moins pour l'immense majorité des nobles russes qui considéraient les serfs comme des créatures paresseuses, stupides et viles qui ne comprennent que le bâton.

Pourtant, si l’on y réfléchi bien, me suis-je dit alors, si fusionnelles que nous soyons, Tatiana et moi nous ne pourrons jamais prétendre vivre la même vie. Moi, je devrai épouser un noble. Et puisque je suis pauvre, on me collera à un vieux veuf tout rabougri et obscène, puis je terminerai ma vie dans un château. Tatiana quant à elle, puisqu’elle est serve, on la mariera à un autre serf, un pauvre idiot de seize ans devant partager le toit de ses parents. Tatiana ne sera pas seulement la femme de son médiocre mari, elle sera aussi la femme de tout le monde ; la femme de son beau père, du cousin, de l’oncle… C’est ainsi que vivent les misérables, entassés les uns sur les autres dans l’unique pièce de l’isba, se couchant les uns sur les autres… et dans le cas de Tatiana, devant coucher avec les uns ou les autres. J’ai trop connu la réalité de la vie des serfs pour ne pas savoir comment se passent les nuits pour une belle jeune fille.

En fait, je ne sais pas ce qu'est devenue ma douce Tatiana, mais je gage que le tableau que j'ai dépeins précédemment n'est point trop éloigné de ce que fut en réalité sa pauvre vie.

Cette après-midi là, enveloppées par les fleurs, nous rêvions toutes les deux à un prince sur sa magnifique monture qui nous emmèneraient dans des contrées enchantées. La vie s'est chargée de nous donner son nom : il s'appelle résignation.

vendredi 13 juin 2008

Le plaisir de faire souffrir (février 1790)

Je vous préviens. Ce chapitre est long. Aussi long que l'étendue de ma méchanceté.

J’ai évoqué brièvement, lors de mon dernier message, comment ma mère me corrigea au fouet pour une méchante bêtise que j’avais commise. « Méchante bêtise » ais-je écris ; il s’agit certes d’un doux euphémisme. Parlons sans détours, c’était un crime ignoble, une abomination dont il se peut que je paie encore, devant Dieu, le poids du rachat. L’espèce de purgatoire dans lequel j’erre actuellement, ne pouvant trouver ni repos ni consolation, est probablement, d’ailleurs, la conséquence directe de l’évènement dont j’entreprends à présent avec honte la relation. Car cette « méchante bêtise » comme je la nommai élégamment, est sans aucun doute la pire chose que le démon m’ait inspirée au cours de mon existence.




Le voyage avec mon muet de père étant d’une tristesse désespérante et le paysage monotone à mourir d’ennui, je me réfugiai dans mes pensées et mes songes. La gifle injuste de mon père m’amena incidemment à me remémorer les coups de fouets largement mérités de ma mère. A cette époque je devais avoir huit ou neuf ans, guère plus. Nous avions passé, moi et mon frère toute la fin de l’hiver chez nos cousins du nord, dans l’oblast de Kostroma. Mes cousins, Dimitri et Constantin, plus âgés que moi de quelques années, s’amusaient chaque jour à me faire visiter leur vaste domaine peuplé d’environ 500 âmes. A titre de comparaison, notre domaine à nous était beaucoup plus petit et nous ne possédions que 45 âmes. Tout cela pour dire combien j’étais admirative et en même temps envieuse de mes cousins de Kostroma.

Dimitri et Constantin ne se déplaçaient jamais sans leur knout. Ils s’amusaient à faire peur aux serfs et à faire claquer le knout sur les mollets de ces misérables en les rudoyant grossièrement. Je trouvais cela plaisant. Toutes ces personnes ridicules tremblant de peur devant deux petits garçons, leur soumission totale, leur servilité confinant à la bêtise, tout cela était pour moi un spectacle exquis. Mes cousins se moquaient d’eux, les insultaient, entraient dans leur demeure et renversaient tout leur mobilier. Et les autres, créatures abruties et sans honneur, ne pouvaient que répliquer les formules habituelles en baisant la tête : « Mes bons seigneurs, nos bons soleils, que Dieu vous rende grâce… » Moi pendant ce temps, je riais. Je riais oui, je riais.

« Les serfs sont notre propriété, ils sont à nous ; nous avons le droit d’en faire ce qu’il nous en plaît !» m’avait répondu un jour Dimitri alors que je lui demandais s’il était bien charitable d’agir ainsi à leur égard. Cette phrase me marqua plus que je ne me l’imaginai.

Ce que j’avais vu et entendu chez mes cousins de Kostroma, leur rudesse envers leurs serfs, leur brutalité et leur manque de charité ne manquèrent pas de produire leurs effets quelques mois plus tard dans mon esprit.

Tatiana, comme je vous l’ai expliqué précédemment, était ma meilleure amie. Nous étions nées presque ensemble et bien qu’elle fut serve et moi noble, nous ne pouvions pas nous passer l’une de l’autre. Tatiana possédait un cœur d’une incomparable douceur et une bonté d’âme qui devait lui permettre d’atteindre le Ciel sans souffrir le repentir. Ce jour là, par une belle après-midi ensoleillée, nous jouions à la poupée au bord du ruisseau. Tatiana n’avait pas de poupée mais je lui prêtais volontiers la mienne car je la savais bonne mère. Oh ! ce n’était qu’une poupée de chiffon pas bien belle, et même assez disgracieuse, mais elle avait la chance d’être aimée par deux mamans.

Tatiana lui avait confectionné un large fichu et elle s’appliquait depuis une dizaine de minutes à le maintenir correctement sur ma poupée. Moi, j’avais envie de voir si cela lui allait, mais Tatiana m’avait défendu d’en admirer le résultat avant d’être certaine que le nouvel habit se marie parfaitement à la poupée. Je commençais à trouver le temps long.

-Voilà ma petite demoiselle, disait Tatiana à la poupée, vous êtes bien mise avec votre merveilleux foulard. Le soleil ainsi ne vous incommodera plus. Maintenant, nous allons vous montrer à votre bonne maman pour qu’elle vous admire. Mais avant, il faut que je vous recoiffe un peu…
Blabla blabla… mais quelle bavarde cette Tatiana! Depuis une éternité je n'entendais que ces mêmes exclamations de fierté maternelle: "Que vous êtes belle ma petite fille! Vous vous marierez avec le Tsar, n'est-ce pas? Comme je vous aime! Laissez-moi vous embrasser!" et cetera et gnagnagna et gnagnagna... Elle prolongeait sans cesse sa séance d'habillement alors que moi je devenais de plus en plus empressée.
-Je veux voir ! Donne-moi ma poupée ! ordonnai-je à bout de patience.
-J’ai bientôt fini Natacha. Oh ! comme tu vas être contente.
-Non ! Je veux ma poupée maintenant !
-Il faut juste que je la recoiffe… accorde-moi quelques secondes pour…


Mais j’en avais assez. C’était ma poupée et je voulais voir tout de suite sa nouvelle coiffe. Je poussai Tatiana et, en lui arrachant violemment la poupée, je griffai involontairement son avant bras.
-Natacha ! tu m’as griffée.
-C’est de ta faute vilaine. Tu n’avais qu’à m’obéir immédiatement et me rendre ma poupée.
-Mais je voulais te faire plaisir en la rendant très belle.
-Menteuse ! Tu voulais jouer plus longtemps avec elle en usant de faux prétextes. Une serve doit obéir immédiatement à son propriétaire. N’oublie pas qui je suis et qui tu es.

Mes dernières paroles firent plus de mal à Tatiana que mes coups de griffes. Elle rougit en baissant la tête.
-D’ailleurs ce foulard est affreux et lui donne une mine affreuse. Tu n’as aucun goût pour habiller notre petite fille ! ajoutai-je triomphalement en remarquant que le rappel de sa condition l’avait livrée instantanément pieds et poings liés à ma merci.

L’incident aurait pu en rester là, mais le goût du sang avait excité l’animal en le rendant sauvage. J’avais fait la découverte du pouvoir, celui que ma naissance m’avait conféré sur mon amie. Ce pouvoir absolu m’enivra admirablement et je le bus sans freins. Dès ce jour, je me mis à maltraiter Tatiana pour des futilités. Je lui rappelais sans cesse qu’elle me devait une totale obéissance car elle m’appartenait en droit. Et en droit, je pouvais la punir au moindre de ses écarts.

Très vite, j’en arrivai à lui commander des extravagances qu’elle s’empressait d’exécuter sans broncher. Tatiana, mange cette herbe ; et Tatiana mangeait l’herbe. Tatiana, roule toi dans les orties ; et Tatiana se roulait dans les orties. Elle finit par ne plus oser venir chez moi car elle me craignait réellement. Mais alors c’est moi qui allais chez elle. Tatiana avait beau se cacher. Je finissais toujours par la retrouver. Pour la punir de tout et de rien, je lui ordonnais de relever les manches de sa chemise et je griffais ses bras. Croyez-le ou non, mais lorsque j’ordonnais à Tatiana de dénuder ses bras, elle s’exécutait en pleurant car elle savait que j’allais la faire souffrir. Pourtant, elle le faisait, elle obéissait. Le pire du pire, c’est que j’éprouvais du plaisir à la voir pleurer.

Elle était devenue ma chose, ma créature, mon esclave, un objet sans âme dont j’ignorais les sentiments. Au bout d’un mois de ce traitement, ma pauvre Tatiana était devenue complètement abrutie, tremblante, incapable de prononcer plus de trois mots de suite sans bafouiller. Une véritable ombre sans relief animé par du vide. Mais il faut prendre garde à ne pas pousser trop loin la docilité des chiens humains. Sinon ils deviennent des désespérés. Et là…

Le matin de mon illumination (car c’est bien d’une illumination qu’il s’agit, de par la grâce de Dieu) j’avais ordonné à Tatiana de venir m’aider à construire un plancher de joncs pour notre repère. Arrivé à l’étang, je commandai à ma créature d’aller couper les joncs, mais comme celle-ci ne ramenait pas le nombre de joncs qu’il me plaisait de vouloir, je décidai de la punir comme il se devait.
-Non ! me répondit Tatiana alors que je lui venais de lui ordonner de relever ses manches afin de griffer ses bras.
-Quoi ? Tu oses me désobéir ? Relève tes manches et reçois ta punition !
Les yeux éteins de Tatiana venaient de reprendre vie et une lueur nouvelle scintillait maintenant au fond de ceux-ci. La lueur du désespéré qui est arrivé au bout de sa servitude, au bout de sa laisse qu’à la fin elle se casse ; c’était la lueur de la révolte comme seule échappatoire à une vie de misère.
-Non ! Tu m’as trop fait pleurer, tu m’as trop fait de mal. Je ne peux plus le supporter. Je préfère qu’on me jette en prison ou qu’on m’exile en Sibérie, ça ne peut pas être pire qu’ici. C’est fini Natacha.
Elle avait prononcé cela sans bafouiller, comme ramené à la vie, elle ne baissait plus la tête. Cette attitude et ces paroles déclenchèrent ma colère et ma rage. Je me jetai sur mon esclave et la renversai sur le sol en la battant et en lui griffant le visage. Elle réussit néanmoins à se dégager et à se sauver.

En la regardant s'enfuir, je sentis une déchirure se prolonger du sommet de ma tête jusqu’au fond de mes entrailles. Allez savoir pourquoi, mais cette dispute, la résistance de mon souffre douleur face à mon odieuse conduite me dessilla les yeux. Je n'avais pas seulement détruit Tatiana, je m'étais détruite moi-même en me vautrant dans la plus basse des perversions. C'est Dieu qui venait de me parler, il n'y avait pas d'autres explications.

L’après-midi, alors que nous travaillions aux champs avec toutes les femmes du domaine, ma mère remarqua l’écorchure sur le visage de Tatiana. Elle s’en inquiéta et demanda à la pauvre petite la raison de cette vilaine blessure.
-Ce n’est pas grave ma bonne maîtresse.
-Il faut soigner cela au plus vite, la blessure est profonde. On dirait des griffes. Tu sais qui t’as fait cela ?
-Oui ma bonne maîtresse.
-Qui est-ce que ?
-Je… je ne peux pas le dire…
-Pourquoi ? Celui qui t’a fait cela doit avoir l’âme bien noire pour s’en prendre à une enfant si douce et si tendre.
-Oh ! ma bonne maîtresse, je vous supplie humblement de me permettre de retourner au travail.
-Que crains-tu ? Tu es notre douce Tatiana. Tout le monde t’aime ici. Pourtant, je te vois malheureuse depuis quelques semaines. Aurais-tu des soucis ?
-Non ma bonne maîtresse.
-Quelqu’un te fait-il du mal ?
-Oui ma bonne maîtresse, murmura Tatiana en baisant la tête car elle était incapable de mentir.
-Ce ne sont pas les seules blessures, n’est-ce pas ?
-Mon bon soleil, prenez pitié de moi, ne me demandez pas…
-Je te le demande pourtant. Montre-moi les autres blessures. Je ne peux pas te laisser travailler dans ces conditions.

Tatiana ne put qu’obéir et dénuda ses bras en retenant ses sanglots. A la vue des meurtrissures, des plaies et des bleus, ma mère poussa un cri d’horreur.

-Par tous les saints ! Quel est le monstre qui a osé te flétrir de si atroce façon ? Parle Tatiana, voyons, parle !
Mais la petite malheureuse ne pouvait plus rien prononcer. Partagée entre un vestige de fidélité envers ma misérable personne et l’obéissance qu’elle devait à ma mère, Tatiana s’enfonçait dans une impasse. Des grosses larmes coulèrent le long de ses joues meurtries et se mélangèrent au sang. J’étais effondrée. Il fallait que je paie et que cessent les tourments de ma pauvre amie.
-C’est moi, mère ! C’est moi qui ai maltraité à l’excès la douce Tatiana.
-Toi ! hoqueta ma mère comme si elle venait de recevoir un coup sur la poitrine. Mais… pourquoi ?
-J’ai fait comme mes cousins qui prennent plaisir à tourmenter leurs serfs. J’en demande bien pardon à Tatiana et à Dieu.
-Ah mais c’est trop facile ma fille ! Faire appel à l’infinie miséricorde de Dieu et à la bonté naturelle de votre malheureuse amie qui vous aimait tant et que vous avez réduite à l’état de plaie vivante n’empêchera pas la juste correction que moi je vais vous infliger. Vous avez suivi les pentes les plus obscures de votre nature de la plus monstrueuse manière, mademoiselle la furieuse. Vous payerez votre inclination à la cruauté de si belle façon qu’il ne se passera pas un jour de votre vie sans que vous n'en gardiez vivement le souvenir. Disparaissez de devant moi, que je ne vous vois plus de tout ce jour.

Ce fut le fouet à lanière (dix coups), le régime au pain sec et à l’eau et la privation de sortir de ma chambre pendant tout un mois. Mais cette punition était encore trop douce à mon goût. La nuit, je me relevais en pleurant et je déchirais la peau de mes bras avec mes ongles. Je voulais subir ce que ma petite Tatiana avait souffert. Je voulais châtier cette nature enfermée dans ce corps jusqu’à l’ouvrir en deux, plonger ma main dans mes entrailles et l’en chasser.

Mais par-dessus tout, je priais pour que Tatiana me fasse encore l’aumône de son amour. Tatiana était bonne, douce et son cœur immensément généreux. J’avais donc bien tort de m’inquiéter, comme la suite me le prouva.

J’ai pris le servage en horreur car il corrompt le serf qui perd toute dignité humaine et corrompt le maître en lui permettant d'assouvir ses instincts les plus vils.

Nous avions neuf ans. Tatiana et moi, nous avons longtemps rêvé d'un pays magique où tous les hommes seraient heureux et libres. Mais malheureusement, ce n'était qu'un rêve.



mardi 10 juin 2008

La gifle de mon père (février 1790)

Oui la gifle que je reçus à Nijni. Celle là précisément. Ce fut la seule gifle qu’il me donna au cours de mon existence mais je ne pourrai jamais l’oublier. Je crois même, en évoquant ce souvenir, ressentir le douloureux picotement qui brûlait ma pommette ce jour là. Mais cette douleur était douce en comparaison du reste.

De ce jour, mon père, qui n’était déjà pas prolixe à mon égard, refusa de m’adresser la moindre parole durant toute une longue semaine. Quelles horribles jours que ces jours là où pour cacher ma détresse je profitai des arrêts pour m’isoler derrière les arbres afin de laisser échapper les quelques sanglots trop longtemps retenus.





Je détestais mon père pour ce qu’il m’avait fait. Et pourtant, je ne pouvais m’empêcher d’éprouver un chagrin incommensurable à l’idée qu’il refusait dorénavant de me parler. En toute logique, je n’aurais dû témoigner que du mépris face à ce silence imposé. C’était le contraire qui se passait, plus je le détestais, plus j’étais malheureuse de son indifférence.

Je n’avais jamais été battue par mes parents jusqu’alors. Sauf une fois, où ma mère me donna le fouet pour une méchante bêtise que j’avais commise. Pourtant, le fouet, bien que plus violent et infligé à plusieurs reprises sur mon pauvre postérieur, me causa moins de meurtrissures que le coup bref et sec de la main de mon père contre ma joue.

Il faut dire que, contrairement au fouet, je ne m’y attendais pas. La surprise fut donc totale et intensifia le choc. Et puis la claque n’avait rien d’une caresse non plus : sous la violence du choc je tombai en arrière et m’écrasai dans la boue de tout mon long. « Père ! je ne comprends pas… » sanglotai-je alors en me ramassant sur moi-même.

-Ah ! Mademoiselle la sotte, vous ne comprenez pas ? L’église où vous deviez vous rendre se situe en face de notre auberge, il suffisait juste de faire trois pas pour s’abriter sous son porche, et vous ne comprenez pas pourquoi vous vous êtes perdue en chemin ? Vous n’êtes qu’une petite fille sans cervelle, une étourdie, qui a besoin de quelques corrections pour lui remettre les idées en place.

Je me souviens que les passants riaient de me voir ainsi humiliée publiquement au milieu de la rue. Ma belle robe était pleine de boue et ma ceinture ruban n’était plus qu’une queue de génisse toute crottée. J’aurais voulu mourir sur place tant j’avais honte. J’étais tétanisée, figée comme une pauvre chose sans vie noyé dans la fange. Je ne faisais que pleurer en implorant le pardon à mon père. Et les autres, tous ces mauvais badauds, ces vilaines gens inspirées par le diable, se moquaient de moi de plus belle.

J’eusse préféré recevoir cent gifles et cent coups de fouets plutôt que de subir une telle disgrâce. De ce moment, je compris que la douleur morale fait souvent plus souffrir que la douleur physique.



dimanche 1 juin 2008

Celle que JE NE SUIS PAS! (juin 1792)




Je suis dans le dortoir des bleues à l’école de Smolny ; sur mon lit, je rêve avec tristesse à celle que je ne suis pas. Je vais avoir quinze ans en ce mois de juin 1792 et je suis malheureuse.

Je ne sais pas comment s’est passé votre adolescence, vous lecteurs anonymes et improbables, mais la mienne est une tempête en pleine mer où le petit bateau que je suis va à la dérive. Je suis en proie à des sentiments contraires similaires à des vents violents qui déchirent la voile.

Je suis une fille méchante alors que je voudrais être gentille. Je suis orgueilleuse alors que j’aspire à l’humilité. Je suis cruelle alors que je souhaite être douce. Avec mes camarades je me moque des autres filles, celles qui ne sont pas assez jolies, celles qui sont trop grosses, trop maigres, trop grandes ou trop petites… celles qui, de toute façon, sont trop « quelque chose ».

Il y a deux Natacha en moi : la bonne et la mauvaise. L’ombre est chez moi plus puissante que la lumière. Pourtant, j’aime être aimée et j’aime aimer. Mais les autres filles aiment en moi cette ombre mauvaise qui me déplaît. Alors je la leur donne de peur d’être exclue.

Vous ne pouvez pas savoir comme j’ai le dégoût de moi-même aujourd’hui.

J’aimerais tellement être celle que je ne suis pas.