samedi 31 mai 2008

Nijni – Les marionnettes (février 1790)

Mon père m’avait fermement prié de ne plus l’importuner avec mes questions stupides sur les mystères de la vie. Sur ce, je lui répondis qu’il était vrai que j’étais stupide et ignorante mais que je le serais sans doute moins s’il consentait à répondre à mes questions. Je savais déjà que l’union d’un homme et d’une femme était nécessaire pour enfanter, mais c’était à peu près tout.

-A Njini, tu iras trouver un prêtre pour qu’il t’explique. Il saura utiliser les bons mots.

Merci papa ! ça c’est gentil ! Bon, il se défaussait sur quelqu’un d’autre (et je comprends à présent la raison de sa gêne) mais au moins, il m’autorisait à poursuivre mes savantes investigations. J’étais totalement innocente en ce temps là. Une véritable ingénue dont le cerveau ne devait guère dépasser en taille celui d’un poulet, mais j’avais soif de connaissances et je voulais être une femme accomplie, autrement dit être une mère.

Nous étions descendu dans une auberge à Nijni qui bordait la place du marché. Je n’avais jamais vu une telle affluence de chrétiens. Ma vie dans mon petit village ne m’avait pas préparée à la démesure. J’ouvrais des yeux ébahis et incrédules devant tant de merveilles. Des centaines et des centaines de grandes maisons en bois construites les unes à côté des autres ; des milliers de badauds visitant les étales des marchands ; des animations à chaque coin de rues ; des montreurs d’ours, des musiciens, des comédiens… Il y avait des korobeïniki, des marchands ambulants, des échangeurs d’icônes sacrées, des artisans spécialisés… On y vendait de tout, miel chaud, poissons, vêtements, fourrures, porcelets, carillons…

Avec toutes ces choses fabuleuses, j’ai très vite oublié le but de ma pérégrination, c'est-à-dire de trouver un prêtre. Il y avait au coin d’une rue un marionnettiste qui, avec ses petits personnages au bout des mains, faisait rire les promeneurs. Il mettait en scène le grand vizir aux prises avec notre héros, le vaillant soldat Mikhaïl Koutouzov (nous étions encore en guerre contre les Turcs en ce temps là et toutes les occasions étaient bonnes pour ridiculiser les mahométans).

Le grand vizir éructait sans cesse qu’il lui fallait trouver des jeunes filles russes pour remplir le harem du Sultan. « Oh ! Viens par ici belle demoiselle que je t’emmène chez mon maître ! » criait-il à l’adresse d’une spectatrice en s’avançant vers elle. Heureusement, Koutouzov intervenait et donnait des coups de bâtons à l’infâme vizir. « Fillette ! je vais t’enlever et t’expédier au harem !» grondait-il ensuite en s’approchant de moi. Et moi je riais aux éclats lorsque Koutouzov pour me défendre frappait l’enturbanné de plus belle.

Je ne sais pas pourquoi je vous raconte cela. C’est un souvenir idiot et sans intérêt. C’est juste que j’ai beaucoup ri ce jour là en regardant les marionnettes. C’est tout.

J’aurai pu vous raconter qu’ensuite, après avoir bien ri, je me suis perdue. C’était prévisible puisque je m’étais laissé entraînée par la foule sans avoir pris le temps de regarder où j’allais. Alors que la nuit tombait, j’ai finalement retrouvé mon père qui était partis à ma recherche. J’étais en larmes et papa présentait un visage tordu par l’inquiétude. J’ai failli me jeter dans ses bras ce soir là, tellement j’étais soulagée de le revoir. Mais je me suis retenue. D’ailleurs mon père me donna une grande gifle pour la peur que je lui avais fait subir.

Non, tout compte fait, je préfère me souvenir des marionnettes.


vendredi 30 mai 2008

Je veux être maman (février 1790)

L’étape vers Nijni fut pour moi un véritable bouleversement. Je m’agitais sur mon siège sans raison, je tordais mes mains, je soupirais toutes les minutes sans raison apparente, je me grattais nerveusement les bras et les jambes comme si l’ensemble de mon corps était assailli par des millions de fourmis. Cette attitude, qui contrastait avec les jours précédents, ne manqua pas d’agacer mon père. Jusqu’ici je m’étais montrée aussi impassible qu’une statue et voilà qu’aujourd’hui je tourbillonnais comme un oiselet dans son nid devenu trop étroit.

Je n’osais pas adresser la parole à mon père. Il m’intimidait, je vous l’ai expliqué dans mon message précédent. Mais là, il y avait un tel bouillonnement dans mon âme que toutes mes préventions tombèrent les unes après les autres. Je devais savoir. C’était le seul moyen de retrouver la paix.

-Père, comment les femmes font-elles pour avoir des bébés ?

Cette question inattendue, d’autant plus inattendue que mon mutisme durait depuis trois jours, fit descendre un voile de surprise sur le visage de mon père qui, pour l’occasion, consentit à me regarder. Il répondit une sorte de grognement hostile avant de recentrer son attention sur la conduite du traîneau et de faire claquer son fouet. Je ne m’avouai pas vaincue et revins à la charge un peu plus tard, le temps de rassembler mes forces.

-Père, vous avez dit que j’étais une femme à présent. Mais une femme accomplie doit être mère. Comment puis-je le devenir ? Que faut-il que je fasse ?
-Il faudra que tu sois soumise à ton mari, répondit sèchement mon père en espérant sans doute que cette réponse suffirait à tarir mon impertinente curiosité.
-Est-ce alors une récompense de Dieu à l’égard de la femme obéissante ?
-Oui.
-Si je me montre obéissante en tout point aux commandements de Dieu et que je n’ai point de mari, pourrais-je néanmoins enfanter ?
-La peste soit des femelles bavardes ! rugit mon père avec lassitude. La chose n’est point faisable, il te faut un mari.
-Mais la Vierge Marie…
-Assez ! Il te faut un mari te dis-je !
-Mais pourquoi ?
-Pour qu’il puisse honorer ton corps par l’acte conjugal béni de Dieu… Et maintenant tais-toi, petite effrontée, stupide femelle impudente, ce n’est pas à moi de t’enseigner ces choses là mais à ta mère… Si du moins elle avait pris son devoir à cœur.

Les ténébreuses explications de mon père ne calmèrent pas l’agitation de mon esprit. Je revoyais le merveilleux visage du bébé que j’avais eu le bonheur de prendre dans mes bras ce matin là. Le frisson de la maternité m’avait touché comme une aube féerique. Le monde s’illuminait dorénavant avec des couleurs nouvelles et insoupçonnées. Etais-ce le monde qui changeait ou plutôt le regard que je lui portais qui changeait ? Vaste question…

-Père, murmurais-je au bout d’une longue réflexion, en quoi consiste l’acte conjugal ?

jeudi 29 mai 2008

De Makaryev à Nijni (février 1790)

Après avoir passé la nuit au monastère, nous avons repris notre route vers Nijni en suivant la Volga. A part des arbres, encore des arbres et toujours des arbres, il n’y a rien d’autre à voir le long de cet interminable parcours. Des heures et des heures à contempler un paysage aussi identique le matin que le soir. Pas une seule âme chrétienne en vue, même pas des animaux, sauf les loups que nous entendions hurler au loin. Mon père ne m’adressait la parole, comme hier à chaque arrêt, que pour me dire de me dégourdir les jambes et de… enfin vous savez quoi.

C’était gai, je vous jure ! Pourtant j’avais des millions de questions lui poser. Mais je n’osai pas. Il me faisait un peu peur je dois dire. Cette façon de me donner des ordres, ses manières vulgaires digne du dernier des troupiers… bref, ça me coupait mes moyens. D’un autre côté, j’aurais été tellement heureuse qu’il me souffle une parole gentille ou attentionnée. Par exemple : « Est-ce que ça va Natacha ? Tu n’as pas froid ? » Mais non, il se contentait de mener les chevaux pour lesquels il réservait toute sa prévenance. Moi, dans cette histoire, je comptais autant qu’un sac de linge posé à ses côtés.

Le jour tombait lorsque nous avons eu la chance de trouver une petite ferme habitée par un paysan et sa mère. Les braves gens nous ont offert leurs lits pour la nuit. Mon père a refusé en répondant que nous dormirions sur le sol, mais eux ont vraiment insisté que nous leur accordions cet honneur. L’hospitalité est sacrée pour nous les Russes.

Mon attention se porta immédiatement et quasi instinctivement vers un landau où gazouillait un charmant petit bambin. La Babouchka m’expliqua que c’était son petit fils. Il était âgé d’un an et demi. Malheureusement sa mère (la femme de son fils) était morte en couche. Le pauvre petit m’adressa un sourire et me tendit ses minuscules bras. Oh ! Saint-Nicolas ! qu’il était adorable !

Je songeai à ce merveilleux bébé toute la nuit. J’aurais tant voulu le prendre dans mes bras, le cajoler, l’embrasser, m’occuper de lui. Oh ! Si seulement je pouvais être sa maman, je ne demanderais rien de plus. Je pourrais rester pauvre car ce poupon serait mon plus grand bonheur !

Le matin, pendant que mon père et notre hôte s’occupaient à rafistoler notre vieux traîneau menaçant ruine, mes yeux dévoraient le petit mignon alors que la Babouchka lui donnait à manger. La vielle dame dut s’en rendre compte car elle m’adressa un chaleureux sourire.



-Tu veux le prendre dans tes bras ? me demanda t-elle.
-Oh ! Madame…
-Vas-y, n’aie pas peur. Regarde ! Il veux te jouer avec toi.
-Madame, rien ne me ferait plus plaisir, mais je suis une si maladroite, si indigne…
-Allons petite princesse, comment pourrais-tu être indigne avec cette lumière qui brille dans ton regard ?

La Babouchka déposa le bambin dans mes bras. J’étais en état de grâce, littéralement. Je vous jure que je n’avais jamais ressenti quelque chose d’aussi fort, d’aussi viscéral, d’aussi… animal. Ma poitrine claquait comme la peau d’un tambour. J’aurais voulu que cet instant dure à jamais.

-Tu seras une bonne petite maman, ajouta la Babouchka. Tu aimes les enfants.
-Oh ! Madame ! Je n’ai aucun mérite. Comment ne pas aimer les petits enfants ?

Mon père rentra peu après et ordonna à son sac de linges (c'est-à-dire moi) de monter dans le traîneau. L’instant magique se brisait sur ces paroles sèches. Le traîneau était réparé. Maudit traîneau ! Saleté de traîneau encore trop solide! Ne pouvait-il pas se briser définitivement ce diable de traîneau pour que puisse s’accomplir mon vœu : devenir la maman d’adoption de ce petit chéri ?

Je hais les traîneaux trop robustes.



mercredi 28 mai 2008

Makaryev (février 1790)

Nous sommes arrivés au monastère de Makaryev à la lumière faiblissante du jour. Je ne l’avais vu qu’une seule fois dans ma vie. C’était en été et je devais avoir neuf ou dix ans à cette époque. Mais là, je dois préciser que le monastère était encore plus magnifique en hiver. Il trônait majestueusement le long de la Volga gelée comme déposé délicatement du ciel sur l’immensité d’un velours blanc. Ses bulbes dorés d’où jaillissait le reflet des derniers feux du soleil étaient une couronne d’or et de lumière aussi éblouissante qu’un halo céleste. Le spectacle qui s’offrait à mes yeux était tellement beau, tellement sublime, ô Dieu, que des larmes coulèrent le long de mes joues.

Makaryev était la borne marquant la frontière de mon univers. Je n’avais jamais été plus loin. Au-delà, surgissait un monde inconnu, obscur et que j’appréhendais avec crainte. C’est peut-être aussi pour cela que mon émotion fut si intense.

Nous avions accompli une quarantaine de verstes en une journée sans même avoir forcé l’allure. C’était l’avantage de voyager en hiver avec cette neige gelée qui nous portait de la même manière que des oiseaux se laissant porter par le vent. Il faut savoir qu’au printemps, la boue rend la plupart des chemins impraticables. Si nous étions partis au début de la saison, nous n’aurions même pas parcouru la moitié du chemin. Il est même probable que la télègue se serait embourbée définitivement dès les cinq premières verstes.

Mon père arrêtait le sani toutes les heures afin de prendre soin des chevaux et de leur donner à manger. Durant ces courtes pauses, mon père me répétait la même sempiternelle phrase qui constituait, à elle seule, le suc de nos échanges.

-Profite-en pour te dégourdir les jambes et pour pisser.
-J’ai pas envie.

Bien sûr que si j’avais envie de me soulager. Ça devenait même de plus en plus urgent à chaque arrêt. Mais je me retenais vous pensez bien. D’abord, j’étais choquée par son langage de rustre (quel grossier personnage !). Ensuite, mon père, je ne le connaissais pour ainsi dire pas. Je ressentais de la gêne devant lui car c’était pour moi un étranger. Et puis j’étais terriblement pudique; mon corps était contraint aux mêmes besoins d’évacuation que le commun des mortels, mais je ne voulais pas qu’on le sache. Je trouvais ça dégradant. Oui, je sais, c’est un peu puéril mais c’est ainsi.

Finalement, lors de notre avant dernier arrêt, n’y tenant plus, je me suis précipitée comme une folle dans la forêt (et aussi loin que possible pour être sûr de n’être pas vue) afin d’obéir à la nature. Lorsque je revins, le visage apaisé, mon père me demanda si je me sentais mieux.

-Heu… Je voulais seulement voir s’il restait encore des châtaignes dans ce bois.

Franchement, quand je repense à la nullité de cette excuse, je comprends pourquoi mon père éclata de rire.



lundi 26 mai 2008

Vers Makaryev (février 1790)

Mon père était pressé, c’est peu de le dire. Soudain, lorsque la neuvième heure du jour sonna, il expédia tout son monde à la porte et balança son colis dans le sani.

Le colis, c’était moi et le sani c’est un grand traîneau tiré par deux, trois ou quatre chevaux. Pour l’occasion, n’en en avions deux. Et encore… le deuxième appartenait au curé qui avait eu la gentillesse de prêter le sien pour la circonstance. Quant au sani, il était tellement vieux et vermoulu que je craignais qu’il ne s’effondre sur mon propre poids. Ce traîneau appartenait déjà au père de mon père qui le tenait lui-même d’un lointain aïeule contemporain de Michel Fedorovitch. C’est pour vous dire qu’il avait déjà connu bien des hivers ce pauvre vieux traîneau.

Ma mère et mon frère me couvrirent de deux couvertures et de l’épaisse fourrure d’ours qui trônait dans la chambre de ma mère tel un trophée. Cette fourrure devait uniquement servir pour une grande occasion m’avait-elle dit un jour. Ben, la grande occasion était arrivée. Sapristi ! je l’avais rêvée autrement cette sacrée vilaine grande occasion.

Avec la fourrure, les couvertures, ma pelisse et un épais fichu sur la tête, je ne craignais pas le froid. Toutefois, je comprenais la hâte de mon père ; il voulait absolument arriver au monastère de Makaryev avant la nuit. La nuit, la température est franchement glaciale et pour peu qu’une tempête se lève, on se perd, on erre comme des âmes damnées dans les forêts insondables et on finit par se faire croquer par les loups.

Et hop ! A peine maman et mon cher petit frère eurent-ils le temps de m’embrasser une dernière fois que mon père fouettaient les chevaux m’entraînant ainsi inexorablement vers ma nouvelle vie. Tous les villageois saluèrent mon départ par des cris et des grands gestes d’affection. Mon frère et ma meilleure amie Tatiana s’élancèrent à ma poursuite en me souhaitant tout le bonheur du monde. Ils coururent derrière le traîneau pendant quelque temps, puis disparurent eux aussi dans l’immensité blanche.

Ma pauvre Tatiana adorée, dire qu’une semaine auparavant, nous nous étions disputée (une fois de plus -pourtant nous ne pouvions pas nous passer l’une de l’autre). Et moi, sale petite peste innommable, je lui avais finalement répondu des horreurs. Je lui avais dit… je n’ose l’écrire…

« Je dirai à ma mère qu’elle te vende à la foire de Makarayevo ! » Voilà ce que je lui avais dit.

Tatiana avait pâli. Elle savait bien que ma mère avait le droit de la vendre car le village possédait beaucoup trop d’enfants de serfs pour le nombre total d’habitants.

Je suis une fille méchante, colérique, orgueilleuse et d’une cruauté infinie. Je me déteste quand je suis ainsi. Alors je cours me cacher et je pleure. Puis, je reviens en suppliant le pardon à celui ou celle que j’ai offensé.

J’ai supplié Tatiana bien des fois. Elle était celle qui était la plus habituée à mes repentances.



vendredi 23 mai 2008

Le départ - 8e partie (février 1790)

Après la bénédiction, mon père invita les ecclésiastiques et les délégués de la mir à partager notre repas matinal. Il fallait les entendre, ces hommes qui n’avaient jamais dépassé les rives de la Volga, comme ils étaient fiers de l’honneur qui m’était fait.

-Notre petite Natacha est touchée par la grâce.
-Saint Nicolas a remercié notre bonne petite Natacha pour ses bontés.
-Quelle joie indescriptible doit ressentir notre brave petite Natacha à cet instant !
-Que Notre Gracieuse Petite Mère prenne bien soin de notre bonne petite Natacha et la protège de Sa toute puissance.
-Notre bonne petite maîtresse va devenir une grande dame.
-Notre petite Natacha épousera t-elle un comte ?

Et patati et patata, notre petite Natacha par ci, notre petite Natacha par là… S’ils avaient su, ces grands niais barbus, comme elle s’en moquait de l’honneur qu’on lui faisait à leur petite Natacha.

La petite Natacha, si elle avait pu, elle leur aurait dit à tous d’aller se faire tirer les oreilles par les fées et de la laisser tranquille. La petite Natacha, elle voulait rester ici. Elle voulait se rouler dans la neige comme avant, respirer le parfum de la Volga, grimper dans les arbres et rêver d’être un oiseau, taquiner les garçons avec ses amies, voilà ce qu’elle voulait la petite Natacha !

Oh et puis c’était assez ! Ils étaient trop bêtes tous ces… tous ces gros veaux ! Je quittai la table sans avoir touché à mes blinis et me précipitait devant les icônes de la salle à manger afin de pouvoir leur faire mes adieux. J’en profitai pour essuyer quelques larmes rebelles avec mon mouchoir. Ma mère m’y rejoignit peu de temps après et me rassura.

-Elles seront toujours à tes côtés mon trésor. Aussi loin que tu puisses aller, ton esprit sera en communion avec elles.

Maman me parlait des icônes. Vous ne pouvez pas imaginer, vous les européens, comme elles sont importantes dans notre vie à nous, les Russes. Chez nous les icônes sont partout. Ce sont nos fidèles compagnes et où que vous alliez, même dans la plus misérable cabane des plus pauvres des serfs, il se trouve au moins une icône. Lorsqu’on rentre dans une demeure, on se doit d’abord de saluer les icônes avant de saluer l’habitant. C’est une question de respect pour celui qui nous reçoit. De notre baptême à notre mort, l’icône suit notre périple terrestre. Mon icône personnelle était celle de saint Nicolas. Je me serais fait tuée sur place, je le jure, plutôt que de m’en séparer. Je l’avais reçue à mon baptême et je comptais bien que l’on m’enterre avec elle une fois que Dieu eût jugé bon de me rappeler à lui.



jeudi 22 mai 2008

Le départ - 7e partie (février 1790)

« La fille de notre seigneur nous quitte pour rejoindre l’Impératrice !» La nouvelle s’était propagée dans tout le village et au-delà comme une traînée de poudre. Les serfs, les moujiks, les artisans, les représentants de la mir, enfin bref : tout ce que la région comptait comme chrétiens était accouru pour assister à l’évènement. Evidemment, je n’allais pas chez l’Impératrice, mais mon père l’avait habilement laissé sous-entendre afin de s’assurer la docilité des serfs et aussi pour accroître son prestige auprès des nobles voisins.

Pour ces gens (et pour moi aussi d’ailleurs), la Tsarine est aussi sacrée qu’une icône. Approcher Notre Gracieuse Petite Mère, c’est comme approcher Dieu en personne. Alors vous imaginez l’effet provoqué par mon départ. Il y avait une soixantaine de pairs d’yeux qui me contemplaient avec vénération car j’étais celle qui bientôt aurait un rapport direct avec Dieu, ou du moins son représentant sur terre.

Foutaises ! C’était dans un couvent école qu’on allait m’enfermer et l’Impératrice, je ne la verrais qu’en peinture ou en rêve. Mais ça, mon père se gardait bien de le proclamer.

Le curé et les ecclésiastiques entonnèrent les chants rituels et je m’inclinais pour recevoir la bénédiction. Le saint homme avait la voix tremblante et mal assurée, il était tout bouleversé le pauvre ! Tant et si bien que personne ne put comprendre son galimatias chuchoté à l’envers.

Lorsque je me redressai, j’aperçu ma meilleure amie, Tatiana Mihaïlova Sezemova. Elle avait 13 ans, le même âge que moi. Nous avions grandi ensemble. Je la revois encore comme en ce jour ; ses beaux cheveux blonds qui s’échappaient de son fichu, ses grands yeux bleus où se mêlaient l’adoration et la tristesse, ses lèvres bleuies par le froid et qui frémissaient d’émotion. Tatiana, ma tendre amie, tu ne sauras jamais que ce jour là, quand je t’ai vue pour la dernière fois, je n’avais qu’une envie : me jeter dans tes bras.

-Natacha, implora t-elle lorsque je passai à sa hauteur, dis à Notre Gracieuse Petite Mère que je l’aime et que je prie chaque soir pour elle de tout mon cœur. Tu lui diras Natacha ? dis ?
-Je te le promets Tatiana, répondis-je le souffle coupé et à moitié hallucinée par le rôle que mon père me faisait jouer.

Ma pauvre Tatiana ! Nous n’étions que des jouets aux mains des puissants. Moi, parce que j’étais fille de noble, on m’envoyait à l’autre bout de l’empire pour trouver un époux. Toi, parce que tu étais fille de serf, on t’interdisait de quitter le village pour te fiancer avec un garçon étranger. On m’arrachait à cette terre que j’aimais, tandis que toi on t’enterrait dedans sans espoir d’y échapper.

Tatiana, que la naissance est méchante lorsqu'elle sépare ceux qui s'aiment. Que la naissance est cruelle quand elle prédestine sans possibilité de choix.


mercredi 21 mai 2008

Le départ - 6e partie (février 1790)

Je vous racontais dans mon précédent message que ma mère m’avait coiffée ce matin là en trempant son peigne dans du vin. C’est une tradition de chez nous qui assure une bonne fertilité à la jeune fille. Vous saviez ? Oui je vous l’ai dit. Mais ça marche aussi avec du miel figurez-vous. Heureusement ma bonne maman a préféré le vin. Imaginez avec le miel, mes malheureux cheveux auraient été tout collants ! Berk ! Enfin bref.

Ce qui était effrayant dans ce cérémonial, c’est qu’habituellement il était réservé à un moment très précis de la vie d’une femme : celui où on préparait la fiancée pour son mariage, juste avant qu’elle ne se rende à l’église pour rejoindre son futur époux.

Je ne comprenais pas pourquoi maman brûlait ainsi les étapes. Je n’étais fiancée à personne et je ne me rendais pas à mon mariage nom d’une pipe ! Je n’osai pas lui demander car je voyais bien qu’elle était trop émue pour me répondre et moi j’étais trop bouleversée pour lui poser la question. Ce n’est que bien plus tard que je supposai que ma mère savait qu’elle ne pourrait jamais se rendre à mon futur mariage lorsque celui-ci serait décidé dans quelques années. La Russie c’est grand, trop grand et trop immense pour une pauvre petite maman sans moyen.

Lorsque je fus enfin prête, coiffée, parée et parfumée dans ma belle robe, je descendis dans la salle de séjour où je devais prendre le repas d’adieu. Mon père était là, attendant sa fille comme on attend une poignée de roubles avant de la placer dans une banque pour un investissement à long terme. Je n’eus pas la force de le regarder car même dans ma belle robe sarafan magnifiquement brodée, je devinai combien mon allure lui déplaisait. Voyez-vous, mon cher père s’imaginait me voir dans un costume à la mode européenne et pas habillée à la russe comme je l’étais alors. Moi, à cette époque, je n’avais jamais vue de robe européenne.

Dehors, les villageois avec le curé et ses ecclésiastiques en tête s’étaient regroupés devant notre isba. Toute la mir était présente pour me rendre hommage et saluer mon départ. Les nouvelles vont vite dans un petit village, vous savez.

Ma mère me coiffa de son kokochnik par-dessus mon fichu et me fit mettre ma chaude pelisse pour que je me présente auprès d’eux et que je reçoive la bénédiction du pope. Petite parenthèse pour vous expliquer ce que c'est un kokochnik. Un kokochnik est une parure féminine, une espèce de couronne si vous voulez, qui ne se porte que lors des cérémonies. Il y a en de toutes les formes et de toutes les couleurs. Elles se transmettent de mère en fille. Le petit croquis ici en bas est censé me représenter avec mon kokochnik sur la tête.

Bon c’est pas très fidèle à la réalité, c’est un mauvais dessin, je sais. Sauf peut-être que l’expression que j’adoptais devait ressembler à peu près à celle du dessin. Oui, il est un fait que je ne respirais pas la joyeuse humeur ce matin là lorsque je sortis afin de recevoir la bénédiction du curé. J’avais la tête des mauvais jours. Celle que je réserve pour les enterrements. Ben oui, c’était un enterrement. L’enterrement de mon enfance.




lundi 19 mai 2008

Le départ - 5e partie (février 1790)

Le doux réconfort de mon brave petit Sacha ne parvint pas à tarir mes larmes. Néanmoins, je ne voulais pas incommoder mon frère toute la nuit avec mes pleurnicheries. Si je ne pouvais dormir, il n'était pas juste que je l'empêche, lui, de dormir. Alors j'ai mouillé mon oreiller en silence jusqu'au milieu de la nuit en haïssant ce père qui m'enlevait à l'affection des miens. Je lui infligeais, en rêve, les pires tourments; c'était le seul moyen que j'avais trouvé pour calmer ma détresse. Donc successivement au cours de la nuit, je lui ai tiré les cheveux, brûlé la barbe, plongé dans une marmite d'eau bouillante, arraché l'œil qui lui restait; je l'ai pendu, battu, décapité, noyé... Je fus finalement vaincue par le sommeil au moment où je lui faisais avaler ses oreilles que j'avais préalablement coupées.

Le matin, je n'étais pas très belle à voir. Houlà! Je ne vous dis pas! Mais, je ne voulais pas montrer mes yeux rougis et ma mine abattue à ma famille. Je cassai vigoureusement la couche de glace qui recouvrais ma petite bassine de toilette et m’aspergeai le visage avec une énergie inaccoutumée. Il allait voir, mon père, qui était Natacha Ivanovna Saltykov ! Ah ça! Dorénavant, je ne pleurerais plus devant personne. Je serais forte et impassible. Nanti de cette incorruptible résolution, je fis mes prières en m'inclinant devant l’icône de notre chambre et en me signant autant de fois qu'il plairait à Dieu.

Sur l'entrefaite, ma mère et notre servante entrèrent pour me toiletter et m’habiller. Toutes deux avaient également les yeux rouges et humides. Les pauvres ; j’imagine aisément comment la perspective de notre séparation les avait plongé elles aussi dans des affres épouvantables. Ma mère entreprit de me peigner soigneusement les cheveux. Elle avait apporté un bol de vin dans lequel elle trempait régulièrement le peigne. Ce détail ne m’échappa pas et je compris que ma mère me considérait comme une femme à présent et qu’elle me souhaitait symboliquement longue et bonne fécondité.

Tout en me coiffant avec le vin, maman entonna une comptine qu’elle aimait me chanter quand j’étais toute petite.

N'aie pas peur du vent qui gronde,
Ni des chiens errant dans l'ombre.
Mille étoiles vont briller,
Mille étoiles pour te bercer.

Elle avait bien de la peine à masquer ses sanglots, ma brave petite maman, et il ne fallut pas longtemps pour que ceux-ci deviennent communicatifs. Ainsi, quelques minutes après l’avoir prise, ma solide résolution s’envola comme plume au vent et je recommençai à pleurer de plus belle.




samedi 17 mai 2008

Le départ - 4e partie (février 1790)

D’abord, je voudrais m’excuser pour la brutalité avec laquelle j’ai conclu avant-hier mon dernier message. J’ai beau n’être qu’un pur esprit, volatile et inconsistant, je n’en ressens pas moins des émotions du même ordre que celles que je ressentais de mon vivant.

C’est étrange mais c’est comme ça, j’ai d’ailleurs renoncé à comprendre.

L’évocation de cette journée de février 1790 où mon père me signifia sans ménagement mon départ me bouleversa plus que je ne le prévoyais. Il m’était impossible de poursuivre outre. Veuillez pardonner cette brusquerie, mais le récit de ma vie est une poignée de sel que je déverse sur mes plaies. Il se peut que je crie sans prévenir. Essayez de me comprendre, je n’avais que treize ans à l’époque et en moins d’une demi-heure mon père m’avait fait comprendre que je comptais autant pour lui qu’un meuble ou qu’une jument, même pas belle en plus, dont l’utilité sur terre se résumait à fructifier le patrimoine familial. Avouez qu’on peut mieux faire comme expression de l’affection paternelle. Non ? De plus, la perspective de quitter (apparemment pour toujours) ceux que j’aimais m’affligeait au-delà du désespoir. Mon petit frère adoré (nous dormions depuis toujours dans le même lit) qui ne supportait pas de me voir malheureuse, usa de toute sa gentillesse naturelle pour tenter de me consoler. Il me semble encore entendre sa douce voix pendant qu’il caressait ma joue humide. Mon merveilleux petit Sacha, comme je regrette maintenant de ne pas t’avoir aimé plus encore.

-Ne pleure pas petite sœur, me chuchotait-il avec une infinie bonté, tu reviendras, tu verras. Je t’aime petite sœur.
-Je t’aime petit frère. Tu as raison, je reviendrai, même à genoux s’il le faut. Je me sauverai.
-Quand tu reviendras, tu crois que je serai devenu un homme comme toi tu es devenue une femme ?
-Je ne sais pas… Grand ou petit, tu resteras toujours mon petit Sacha adoré et personne ne pourra plus nous séparer.
-Tu sais, notre père se trompe quand il dit que tu n’es pas belle. Mais ne sois pas fâchée après lui, il n'en peut rien. C’est parce qu’il n’a plus qu’un œil. Alors il voit tout à moitié. Une moitié de visage c’est pas toujours beau. Mais quand on voit le visage en entier, alors il devient magnifique. Et toi, petite sœur, tu as un visage magnifique, le plus magnifique du monde.



jeudi 15 mai 2008

Le départ - 3e partie (février 1790)

Autant que je m’en souvienne, ma mère n’était pas transportée par une joie incommensurable à l’idée de me voir quitter le berceau de ma vie pour galoper à travers le monde et ses dangers. Elle essaya en vain de protester sachant par ailleurs que la décision de mon père me concernant faisait force de loi. Avançant néanmoins comme argument mon jeune âge et mon caractère ingénu propre à l’enfance, mon père lui répondit une de ces phrases qui ne vous quittent plus jamais durant toute l’existence :

-C’est une femme maintenant.

Comment vous dire… à l’audition de cette petite phrase prononcée par mon père (mon père justement !) une explosion de fierté et de regrets secoua mon cœur. Fierté, car je n’étais plus une minuscule chose insignifiante, mais une vraie demoiselle (du moins, je pensais sincèrement que l’affirmation de mon père garantissait de facto cet état). Regrets, car je savais qu’une page de ma vie se tournait définitivement et que le monde que j’avais connu jusqu’à présent ne subsisterait plus que dans ma mémoire.

Adieu ma mère chérie, adieu mon frère adoré, adieu mon petit chien, adieu ma demeure, adieu mon village ; voilà ce que signifiait en réalité « être une femme ». Adieu mes amis, adieu, mes promenades, adieu ma rivière et l’ensemble du paysage qui m’avait vu grandir, j’étais une femme à présent. Mon père venait de le décréter.

Bon, d’accord, puisqu’il en était ainsi, autant s’y plier. Enfin ou hélas, c’était une question de point de vue. A tout prendre, je trouvais cette déclaration quand même plus agréable à entendre que la constatation dédaigneuse sortie de la même bouche quelques minutes plus tôt qui prétendait que je n’étais qu’une paysanne. Autrement dit, une sale paysanne, une pauvre paysanne.

Mon père saisit ensuite mon visage de sa main mutilée et me dévisagea de son œil unique en le faisant pivoter délicatement de gauche à droite. Son autre main (celle avec tous ses doigts) caressa un bref moment mes cheveux tressés qui se prolongeaient dans mon dos en une longue queue descendant jusqu’à ma taille. Le verdict tomba au bout d’une minute d’examen.

-Ce n’est pas vraiment une beauté.
-C’est la plus jolie fille du village ! protesta ma mère.
-Etre jolie ce n’est pas être belle. Et puis on ne compare pas une fille de la noblesse avec une fille de moujik ! Que l’on fasse bouillir de l’eau pour le baquet et qu’on la lave. Et puis aussi, qu’on arrange sa tignasse ! Ensuite, il faudra préparer ses bagages. Je veux qu’elle emporte ses plus belles robes.

Oh ! sur ce point, mon cher papa, les choses seraient rondement menées. A part quelques lingeries, je ne possédais que trois robes sarafan : deux en laine pour les jours ordinaires (celle que je portais et une autre du même acabit) et une avec de beaux tissus pour les célébrations religieuses. En deux mouvements, mon petit bagage serait prêt. Etonnant n’est-ce pas ?

Après que notre servante m’ait savonné, astiqué et brossé des pieds à la tête, mon père m’envoya au lit. « Je devais être en forme pour le lendemain », rota mon père en avalant un des poulets que ma mère avait fait rôtir en son honneur.

J’imagine qu’il est inutile de vous dire pourquoi je pleurai toute la nuit. Je ne vais pas vous faire un dessin.


mercredi 14 mai 2008

Le départ – 2e partie (février 1790)

Comme je vous l’expliquais hier, il ne fallut pas longtemps avant que je ne comprenne les intentions de mon père. En fait, je les compris même quelques minutes plus tard puisqu’il nous les expliqua de vive voix. Dès qu’il se débotta au coin de la cheminée, mon père se lança dans un court monologue sensé décrire l’alpha et l’oméga de la merveilleuse opportunité qui s’offraient à nous. A la manière d’un officier aboyant ses ordres devant la troupe, il nous fit part du programme des opérations à venir. Les choses étaient simples et il n’y avait pas à discuter. Mon frère, Sacha, qui à l’époque était âgé de sept ans, ma mère et moi-même composions cette troupe docile, alignée comme à l’inspection, écoutant respectueusement les directives du deus ex machina.

Mon père expliqua qu’on lui avait donné l’occasion de hisser le nom des Saltykov vers de plus hautes sphères (il est vrai, qu’en ce qui nous concerne, il était difficile de descendre plus bas dans l’échelle hiérarchique nobiliaire) en récompense de son ardeur guerrière à étendre les Saintes Terres de l’Empire. Et c’est à moi, Natacha Ivanovna Saltykov que revenaient l’honneur et le devoir de répondre aux espérances de notre nom. Demain, mon père me flanquerait sur la croupe de son cheval et, au galop, m’emmènerait loin d’ici à l’Ecole d’Etat de Smolny, une école, créée par Notre Petite Mère Catherine, pour les jeunes filles de qualité.

Ce n’était pas tant que j’y reçoive de l’éducation afin de parfaire mon développement personnel qui importait à mon père (enfin je crois), mais plutôt de se servir du statut de fille éduquée à Smolny (école réputée et célèbre dans l’Europe entière) comme d'un trophée que l’on pouvait avantageusement monnayer en vue d’un mariage. Une fille polyglotte, cultivée et possédant un zest d’esprit augmentaient les chances d’une union favorable, d’une élévation grâce à une alliance avantageuse laissant augurer des rentes prometteuses. Et à ce titre, mon père visait haut. Très haut même. Pourquoi pas m’accoupler avec un comte ? Tant qu’on y est !

Il est vrai que la petite paysanne que j’étais n’intéressait personne. Pour ainsi dire, je n’étais rien ; ou plutôt si, j’étais une créature inexistante… ce qui revient au même d’ailleurs. Le sang noble qui coulait dans mes veines pouvait tout juste me permettre de ne pas tomber à mon tour dans le servage comme beaucoup de paysans ruinés par la Pougatchevtchina. Régulièrement, les Moskovskie Vedomotsi (les Nouvelles de Moscou) publiaient des annonces dans le genre de celle-ci :

« A vendre, au 12e district, une jeune fille de seize ans, sachant faire de la dentelle, de la lingerie, sachant repasser, amidonner, et coiffer sa maîtresse ; a en outre, un joli visage et un corps bien fait. On peut l’inspecter et se renseigner sur son prix à la section 3.»

Si je n’étais pas tombée dans un tel état de misère c’était uniquement grâce à ma naissance. Mais mon sort n’était pas plus enviable pour autant.

En effet, qui aurait voulu de moi pour épouse dans l’état où je me trouvais en cette année 1790 ? Aucun noble en tout cas ; et mon père n’aurait jamais accepté que je descende plus bas encore, c'est-à-dire vers la roture, pour trouver maris. L’honneur, déjà bien ébréché, de la famille n’y aurait jamais survécu.

Comme je l’appris par la suite, les rêves fous de mon père étaient nés d’une conversation avec son grand ami, Alexandre, aide de camp du Prince Grigori Potemkine. C’est lui, ce fameux Alexandre dont le nom m’échappe toujours, qui conseilla mon père dans cette affaire et l’assura de l’appui du feld-maréchal afin de bénéficier de la gratuité de la pension à Smolny. Oh ! j’entends d’ici leur conversation avant, ou après c’est selon, l’une de leur nombreuses libations. Je pourrais même, sans trop l’inventer, reproduire leur dialogue.

-Ah ! mon cher Igor (Igor c’est le nom de mon père), avez-vous des enfants ?
-Pour sûr mon cher Alexandre. J’ai un fils, Sacha, il a sept ans.
-Sept ans ! C’est trop jeune pour l’inscrire dans une académie. En avez d’autres ?
-Mmmh… (Longue réflexion de mon père). J’ai une fille je crois…

(Bon d’accord, là j’exagère un peu. C’est juste que j’ai toujours eu l’impression que mon père se plaisait à ignorer mon existence avant ce jour.)

-Mais, quel âge a-t-elle ?
-Mmmh… voyons voir… si je me souviens bien… elle devrait avoir passé les douze ans à l’heure qu’il est.
-Mais c’est parfait mon cher Igor ! Voici le moyen de regarnir vos coffres et de penser à l’élévation de votre nom.
-Ah ! mon cher Alexandre, ami bienveillant et fidèle, comment cette petite femelle pourrait m’être d’un quelconque secours ?
-La première étape consiste à l’extirper de la bauge où elle croupit et de l’emmener à l’Ecole des jeunes filles de qualité de Smolny. Je me fais un point d’honneur de parler de votre cas à Sa Haute Excellence pour qu’il vous octroie les avantages dus comme à chacun de ses braves officiers. Si votre fille n’est point trop sotte, qu’elle s’y distingue quant à la qualité de sa société, et si notre cour auprès de Sa Haute Excellence se montre suffisamment habile, il est probable que nous puissions lui décrocher ensuite une charge de demoiselle d’honneur à la cour. Là aussi, nous pourrions jouer habilement et viser haut quant à la personne à laquelle elle serait attachée. Et ensuite…
-Et ensuite ? demande mon père la bave au lèvre.
-Et ensuite, les années passant, si votre fille présente des qualités d’esprit et des avantages physiques suffisamment attrayants au point de se distinguer de la masse des demoiselles d’honneur, il ne serait pas inconcevable qu’elle puisse éveiller l’intérêt de quelques courtisans de haute naissance. A-t-elle un joli visage au moins ?
-Par la moustache du Grand Vizir, je ne l’ai jamais regardée ! (Euh ! D’accord, là aussi j’invente…)
-He bien, mon cher Igor assurez-vous en ! Je vous signe demain une permission indéterminée. De mon côté, j’obtiendrai de Sa Haute Excellence les documents nécessaires à son inscription à Smolny. Mais avant, allons boire et chatouiller la croupe de nos charmantes compagnes. Elles nous attendent.
-Bien dit ! Mon cher Alexandre ! Buvons et amusons-nous !

Et voilà, sans avoir fourni trop d’effort d’imagination, comment ma vie fut promptement réglée.


mardi 13 mai 2008

Le départ (février 1790)


Je suis une exception. Oui, d’un certain point de vue, je suis une exception. Contrairement à toutes les petites filles de mon époque, de mon pays, et, plus généralement, contrairement à toutes les petites filles du monde à travers l’histoire qui voient leur enfance s’étioler progressivement ; mon enfance à moi se termina du jour au lendemain. Oui ! il en fut ainsi : c'est-à-dire que ce fut simple et radical. Aussi simple qu’une annonce où on vous dit « voilà, c’est fini !» ; aussi radical qu’un oukase de l’Impératrice auquel personne ne songerait à se soustraire. Et celui qui se chargea de me l’annoncer fut mon père.

Il revint à bride abattue de Bessarabie où, à cette époque, nous autres les Russes trouvions encore des raisons de nous battre contre les Turcs. Pour moi, la logique de cette nouvelle guerre russo-turque m’était aussi étrangère que le mouvement de la mécanique céleste. Tout ce que je comprenais, c’est que chaque fois que mon père partait en campagne, il revenait de moins en moins complet. La première fois il y avait perdu un œil ; la deuxième fois, deux doigts de sa main gauche qu’un boulet avait malencontreusement arraché; et enfin, la troisième, le lobe d’une de ses oreilles emporté par un sabre. Une question traversa mon esprit dès qu’on vint m’annoncer que mon glorieux papa s’en revenait de guerre : « Quel morceau de son corps avait-il laissé choir sur le champ de bataille cette fois-ci ? » C’est donc avec une curiosité mêlée de joie que j’admirai le cavalier pénétrer dans notre propriété.




A peine, fut-il descendu de son cheval dans la cour de notre ferme que j’entrepris d’examiner son anatomie afin de découvrir avant tout le monde la nouvelle partie manquante. Mais je n’eu guère le loisir de prolonger l’examen. Mon père m’observait lui aussi des pieds à la tête avec une intensité inaccoutumée. Et à sa mine, je pouvais comprendre que la contemplation de ma petite personne n’avait pas l’heur de lui plaire.
-C’est une paysanne ! grogna t-il comme un reproche à l’adresse de ma mère.
Ce furent là les premières paroles de ce père que je n’avais plus revu depuis plus d’un an.

Oui, j’étais une paysanne, de petite noblesse, mais paysanne quand même. Pourquoi mon père s’en étonnait-il subitement, lui qui n’avait rien fait (ou si peu) depuis les dévastations de la Pougatchevtchina de 1774 où toutes les richesses de notre famille avaient été réduites à néant par les brigands ? Oui, j’étais une paysanne, habillée de brics et de brocs comme les filles des quelques serfs qui nous restaient, pataugeant dans la même boue et me nourrissant des mêmes fruits de la terre. Puisque mon père dépensait généreusement sa solde et le résultat de ses rapines de guerre afin de satisfaire son penchant pour les fêtes au lieu de pourvoir aux besoins de sa famille, il me semblait douteux qu’il m’en fasse le reproche.

Ah ! mais, cher papa, peut-être aurais-je présenté meilleure allure si vous n’aviez pas cédé tous vos roubles en échange de la compagnie de quelques Dames aux mœurs légères ? Ne croyez-vous pas ?

Je suis furieuse maintenant que j’y repense. Mais la petite fille de treize ans que j’étais alors était tétanisée par l’humiliation.

Voilà tout à coup que l’héroïque guerrier au service de Notre Petite Mère et Gracieuse Impératrice se souvenait qu’il avait des terres dans l'oblast de Nijni-Novgorod et incidemment une famille. Cet intérêt soudain augurait quelque projet destiné à redorer le blason de notre nom. Et comme je le compris très vite, c’est moi que la providence avait placé sur l’échiquier de la fortune familial.




Je parle avec mon coeur

Aussi vraie que mon histoire fut vraie, il faut pourtant bien que je prenne garde à ne pas vous abuser, chers lecteurs inconnus, dans la relation de cette courte vie que Dieu voulu bien m’offrir. Je connais ma nature bouillante et passionnée ; le feu qui, jadis, animait mes émotions projette encore ses braises ardentes à travers le pur esprit que je suis devenue. Ainsi, je ne prétends pas relater les évènements avec l’objectivité d’un historien mais avec le cœur d’une jeune fille qui n’avait d’autre choix que de suivre et interpréter comme elle pouvait l’inexorable marche de son époque.

J’ai toujours eu tendance, de mon vivant, à magnifier mon enfance tant et si bien que le reste de ma vie m’apparaissait triste et détestable en comparaison. Encore maintenant, mon cœur conjugue mon adolescence à la cour impériale avec l’humiliation, la peur et les larmes. Pourtant, à bien y réfléchir, tout ne fut pas aussi noir. J’y connus des éclaircies de joie, d’amour et de bonheur. De même, mon enfance ne fut pas aussi rose. Elle fut également le théâtre de douleurs, de pleurs et de crises.

Mais que voulez-vous ? C’est un fait que j’ai toujours préféré ma vie de petite fille, malgré les blessures qu’elle m’infligea, à ma vie de jeune femme, malgré les allégresses qu’elle m’apporta.

Pourquoi ? Je ne le sais. Et je crains fort que je ne le saurai jamais. On s’employa juste à détruire ce que je chérissais le plus en moi : mon innocence et ma spontanéité. De cet anéantissement découla un long deuil que même la mort ne parvint pas à atténuer.

Je vous promets cependant de faire un effort et de réprimer autant que possible les trop grandes bouffées lyriques que mon cœur baigné de nostalgie risquerait de dicter. Cependant, je ne peux taire entièrement mes sentiments, voire mon sentimentalisme où cette émotivité de petite princesse rêveuse confond l’amour à la raison, mais d’en surveiller les excès. Je suis comme ça. C’est ma personnalité et je ne pourrai ni la changer ni la quitter.

Acceptez-moi donc comme je suis et soyons amis.
.

vendredi 9 mai 2008

Courtisane?! Qu'entendez-vous par courtisane?

J e suis fâchée contre celui ou celle qui a intitulé mon histoire : "le journal d'une courtisane". Il y a un risque de méprise. N'aurait-il pas été plus simple et judicieux d'écrire "histoire de Natacha"? Hein? je vous demande. A l'origine, le terme de courtisane désigne une femme vivant à la cour. Femme vivant à la cour... mmoui! C'est la définition exacte et purement étymologique. Mais est-ce vraiment moi? Car, c'est bien joli tout cela... mais d'abord à propos de journal, j'ignore ce que c'est; de cour, je n'y ai vécu que deux ans et enfin de "femme", je n'ai guère eu le loisir de le devenir comme vous savez.

Mais cela n'est rien.

Non, si je suis fâchée, c'est à cause de la connotation scandaleuse que ce mot a revêtu progressivement. Courtisane (Куртизанка comme on écrit dans ma langue), synonyme de prostituée ou de concubine! C'est un défaut des hommes d'attribuer au sexe faible toutes leurs mauvaises pensées dès qu'on féminise un mot. Un courtisan est une personne attachée à la cour d'un Prince, tandis qu'une courtisane... ah ça! ce ne peut être qu'une femme de petite vertu! Voyez donc comment les hommes nous considèrent, nous les faibles créatures soumises à leurs pouvoir!

Par Saint-Michel, c'est une offense que je ne mérite pas et une atteinte directe à mon honneur. Comment pouvez-vous m'attribuer cette qualité sans encore me connaître? Je n'étais rien de tout cela! Je vous le jure sur la bible. J'ai fais mon entrée à la cour à l'âge de quatorze ans. Croyez-vous vraiment, vous qui m'affublez de ce titre infamant, que ma petite personne intéressait les grands personnages qui peuplaient le Palais d'Hiver?

Allons donc! Ces gens là étaient, pour la plupart, de grands rapaces tout en becs et en griffes. Moi, par rapport à eux, je n'étais qu'une petite hirondelle tombée trop vite de son nid. Les rapaces ne se lient qu'avec d'autres rapaces et n'ont que faire d'un jeune oiseau perdu dans les grands couloirs de l'Ermitage.

La comparaison entre les aigles et l'hirondelle n'est pas seulement figurative. Sachez que je ne l'emploie pas non plus pour me valoriser en terme poétique. C'était (presque) la réalité. J'ai souvent gagné mon salut en me réfugiant dans les interstices qui restaient inaccessibles aux grands aigles carnassiers et que seule une petite hirondelle comme moi pouvait atteindre. A la cour de Russie, les dorures et les habits de soie ne sont qu'apparence, les grands mangent les petits et la pitié est un concept inconnu.

La cour est un monde sauvage, aussi sauvage que les forêts sauvages peuplées de bêtes carnivores. Et il s'en fallut de peu que je ne fusse croquée dès le premier mois de mon installation.

Alors, croyez moi, si les courtisans sont des hommes attachés à la cour d'un Prince, la courtisane s'attache d'abord à survivre à cette cour, méchante et cruelle comme le monde.



Je suis morte en avril 1794

...Enfin, je crois. N'était-ce pas plutôt en mars? Ou en mai? C'est étrange, je me souviens exactement du moment et pourtant je suis incapable de préciser la date. Il faisait beau, ça je me souviens! Je venais d'avoir dix-sept ans et je pleurais faiblement en regardant la lumière du printemps pénétrer ma chambre. Ce dix-septième printemps que je ne verrais jamais serait mon linceul parfumé, le tombeau de mes espérances. Je sanglotais, silencieusement, en pensant à la vie dehors qui bourgeonnait de toute part ; la vie, cette belle vie qui jaillissait de la terre , des arbres et du ciel comme un volcan bruyant alors que mon corps périssait lentement et m'entraînait vers l'abîme.

Que c'est laid de mourir aussi jeune. Mais par dessus tout, que c'est désespérant de mourir au printemps.

Bon, j'arrête là ma nostalgie de petite sotte (que ne me l'a t-on dit que je n'étais qu'une petite sotte au cours de mon existence!) et je me présente. Je m'appelle, ou plutôt, je m'appelais (avant cette funeste journée où je mourus) Natacha Ivanovna Saltykov et je suis née à Kamenka, un charmant village au bord de la Volga dans l'Oblast de Nijni, en 1777. Voilà, maintenant que vous connaissez la fin et le début de ma vie, il ne me reste plus qu'à décrire ce qu'elle fut réellement.

Oh! je sais, certains d'entre vous pourraient penser qu'avec un nom pareil, ma famille possédait ses entrées à la cour et que mes oncles ou mon père soufflaient quotidiennement leurs judicieux conseils à l'oreille de la Tsarine. Mais il n'en était rien. En fait, la branche Saltykov où se perchait ma famille était de petite noblesse paysanne. Mon père n'était qu'un boyard sans grand revenu et il ne devait sa fortune récente, et par conséquent la mienne, qu'à la faveur d'une rencontre avec un aide de camp du Prince Grigori Potemkine, un certain Alexandre... Alexandre... zut! j'ai oublié son nom.

Enfin bref, ce fut grâce à cet Alexandre dont le nom m'échappe que mon père quitta notre basse cour pour s'envoler vers les contrées héroïques de la Crimée. Il revint de la guerre contre les Turcs avec une croix d'honneur pour avoir participé à la prise de la forteresse d'Otchakov; il revint aussi avec un oeil en moins et une maladie honteuse (mais bon, ne nous attardons pas sur les détails). Car, surtout, mon père s'était définitivement et adroitement attaché l'amitié de l'aide de camp du Prince Potemkine, Alexandre sais-plus-comment.

Plus que la croix d'honneur, cette affinité avec ce haut personnage signifiait que mon glorieux géniteur pouvait espérer l'entrebâillement d'une toute petite porte qui lui permettrait d'entrer à la cour impériale. Ce fut le cas. Et tout ce qui m'arriva par la suite découla de cet étroit passage et du goût commun que mon père et l'aide de camp du Prince entretenaient pour les filles volages, les fêtes arrosées et la grossièreté.