lundi 19 mai 2008

Le départ - 5e partie (février 1790)

Le doux réconfort de mon brave petit Sacha ne parvint pas à tarir mes larmes. Néanmoins, je ne voulais pas incommoder mon frère toute la nuit avec mes pleurnicheries. Si je ne pouvais dormir, il n'était pas juste que je l'empêche, lui, de dormir. Alors j'ai mouillé mon oreiller en silence jusqu'au milieu de la nuit en haïssant ce père qui m'enlevait à l'affection des miens. Je lui infligeais, en rêve, les pires tourments; c'était le seul moyen que j'avais trouvé pour calmer ma détresse. Donc successivement au cours de la nuit, je lui ai tiré les cheveux, brûlé la barbe, plongé dans une marmite d'eau bouillante, arraché l'œil qui lui restait; je l'ai pendu, battu, décapité, noyé... Je fus finalement vaincue par le sommeil au moment où je lui faisais avaler ses oreilles que j'avais préalablement coupées.

Le matin, je n'étais pas très belle à voir. Houlà! Je ne vous dis pas! Mais, je ne voulais pas montrer mes yeux rougis et ma mine abattue à ma famille. Je cassai vigoureusement la couche de glace qui recouvrais ma petite bassine de toilette et m’aspergeai le visage avec une énergie inaccoutumée. Il allait voir, mon père, qui était Natacha Ivanovna Saltykov ! Ah ça! Dorénavant, je ne pleurerais plus devant personne. Je serais forte et impassible. Nanti de cette incorruptible résolution, je fis mes prières en m'inclinant devant l’icône de notre chambre et en me signant autant de fois qu'il plairait à Dieu.

Sur l'entrefaite, ma mère et notre servante entrèrent pour me toiletter et m’habiller. Toutes deux avaient également les yeux rouges et humides. Les pauvres ; j’imagine aisément comment la perspective de notre séparation les avait plongé elles aussi dans des affres épouvantables. Ma mère entreprit de me peigner soigneusement les cheveux. Elle avait apporté un bol de vin dans lequel elle trempait régulièrement le peigne. Ce détail ne m’échappa pas et je compris que ma mère me considérait comme une femme à présent et qu’elle me souhaitait symboliquement longue et bonne fécondité.

Tout en me coiffant avec le vin, maman entonna une comptine qu’elle aimait me chanter quand j’étais toute petite.

N'aie pas peur du vent qui gronde,
Ni des chiens errant dans l'ombre.
Mille étoiles vont briller,
Mille étoiles pour te bercer.

Elle avait bien de la peine à masquer ses sanglots, ma brave petite maman, et il ne fallut pas longtemps pour que ceux-ci deviennent communicatifs. Ainsi, quelques minutes après l’avoir prise, ma solide résolution s’envola comme plume au vent et je recommençai à pleurer de plus belle.




Aucun commentaire: