mardi 13 mai 2008

Le départ (février 1790)


Je suis une exception. Oui, d’un certain point de vue, je suis une exception. Contrairement à toutes les petites filles de mon époque, de mon pays, et, plus généralement, contrairement à toutes les petites filles du monde à travers l’histoire qui voient leur enfance s’étioler progressivement ; mon enfance à moi se termina du jour au lendemain. Oui ! il en fut ainsi : c'est-à-dire que ce fut simple et radical. Aussi simple qu’une annonce où on vous dit « voilà, c’est fini !» ; aussi radical qu’un oukase de l’Impératrice auquel personne ne songerait à se soustraire. Et celui qui se chargea de me l’annoncer fut mon père.

Il revint à bride abattue de Bessarabie où, à cette époque, nous autres les Russes trouvions encore des raisons de nous battre contre les Turcs. Pour moi, la logique de cette nouvelle guerre russo-turque m’était aussi étrangère que le mouvement de la mécanique céleste. Tout ce que je comprenais, c’est que chaque fois que mon père partait en campagne, il revenait de moins en moins complet. La première fois il y avait perdu un œil ; la deuxième fois, deux doigts de sa main gauche qu’un boulet avait malencontreusement arraché; et enfin, la troisième, le lobe d’une de ses oreilles emporté par un sabre. Une question traversa mon esprit dès qu’on vint m’annoncer que mon glorieux papa s’en revenait de guerre : « Quel morceau de son corps avait-il laissé choir sur le champ de bataille cette fois-ci ? » C’est donc avec une curiosité mêlée de joie que j’admirai le cavalier pénétrer dans notre propriété.




A peine, fut-il descendu de son cheval dans la cour de notre ferme que j’entrepris d’examiner son anatomie afin de découvrir avant tout le monde la nouvelle partie manquante. Mais je n’eu guère le loisir de prolonger l’examen. Mon père m’observait lui aussi des pieds à la tête avec une intensité inaccoutumée. Et à sa mine, je pouvais comprendre que la contemplation de ma petite personne n’avait pas l’heur de lui plaire.
-C’est une paysanne ! grogna t-il comme un reproche à l’adresse de ma mère.
Ce furent là les premières paroles de ce père que je n’avais plus revu depuis plus d’un an.

Oui, j’étais une paysanne, de petite noblesse, mais paysanne quand même. Pourquoi mon père s’en étonnait-il subitement, lui qui n’avait rien fait (ou si peu) depuis les dévastations de la Pougatchevtchina de 1774 où toutes les richesses de notre famille avaient été réduites à néant par les brigands ? Oui, j’étais une paysanne, habillée de brics et de brocs comme les filles des quelques serfs qui nous restaient, pataugeant dans la même boue et me nourrissant des mêmes fruits de la terre. Puisque mon père dépensait généreusement sa solde et le résultat de ses rapines de guerre afin de satisfaire son penchant pour les fêtes au lieu de pourvoir aux besoins de sa famille, il me semblait douteux qu’il m’en fasse le reproche.

Ah ! mais, cher papa, peut-être aurais-je présenté meilleure allure si vous n’aviez pas cédé tous vos roubles en échange de la compagnie de quelques Dames aux mœurs légères ? Ne croyez-vous pas ?

Je suis furieuse maintenant que j’y repense. Mais la petite fille de treize ans que j’étais alors était tétanisée par l’humiliation.

Voilà tout à coup que l’héroïque guerrier au service de Notre Petite Mère et Gracieuse Impératrice se souvenait qu’il avait des terres dans l'oblast de Nijni-Novgorod et incidemment une famille. Cet intérêt soudain augurait quelque projet destiné à redorer le blason de notre nom. Et comme je le compris très vite, c’est moi que la providence avait placé sur l’échiquier de la fortune familial.




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