samedi 31 mai 2008

Nijni – Les marionnettes (février 1790)

Mon père m’avait fermement prié de ne plus l’importuner avec mes questions stupides sur les mystères de la vie. Sur ce, je lui répondis qu’il était vrai que j’étais stupide et ignorante mais que je le serais sans doute moins s’il consentait à répondre à mes questions. Je savais déjà que l’union d’un homme et d’une femme était nécessaire pour enfanter, mais c’était à peu près tout.

-A Njini, tu iras trouver un prêtre pour qu’il t’explique. Il saura utiliser les bons mots.

Merci papa ! ça c’est gentil ! Bon, il se défaussait sur quelqu’un d’autre (et je comprends à présent la raison de sa gêne) mais au moins, il m’autorisait à poursuivre mes savantes investigations. J’étais totalement innocente en ce temps là. Une véritable ingénue dont le cerveau ne devait guère dépasser en taille celui d’un poulet, mais j’avais soif de connaissances et je voulais être une femme accomplie, autrement dit être une mère.

Nous étions descendu dans une auberge à Nijni qui bordait la place du marché. Je n’avais jamais vu une telle affluence de chrétiens. Ma vie dans mon petit village ne m’avait pas préparée à la démesure. J’ouvrais des yeux ébahis et incrédules devant tant de merveilles. Des centaines et des centaines de grandes maisons en bois construites les unes à côté des autres ; des milliers de badauds visitant les étales des marchands ; des animations à chaque coin de rues ; des montreurs d’ours, des musiciens, des comédiens… Il y avait des korobeïniki, des marchands ambulants, des échangeurs d’icônes sacrées, des artisans spécialisés… On y vendait de tout, miel chaud, poissons, vêtements, fourrures, porcelets, carillons…

Avec toutes ces choses fabuleuses, j’ai très vite oublié le but de ma pérégrination, c'est-à-dire de trouver un prêtre. Il y avait au coin d’une rue un marionnettiste qui, avec ses petits personnages au bout des mains, faisait rire les promeneurs. Il mettait en scène le grand vizir aux prises avec notre héros, le vaillant soldat Mikhaïl Koutouzov (nous étions encore en guerre contre les Turcs en ce temps là et toutes les occasions étaient bonnes pour ridiculiser les mahométans).

Le grand vizir éructait sans cesse qu’il lui fallait trouver des jeunes filles russes pour remplir le harem du Sultan. « Oh ! Viens par ici belle demoiselle que je t’emmène chez mon maître ! » criait-il à l’adresse d’une spectatrice en s’avançant vers elle. Heureusement, Koutouzov intervenait et donnait des coups de bâtons à l’infâme vizir. « Fillette ! je vais t’enlever et t’expédier au harem !» grondait-il ensuite en s’approchant de moi. Et moi je riais aux éclats lorsque Koutouzov pour me défendre frappait l’enturbanné de plus belle.

Je ne sais pas pourquoi je vous raconte cela. C’est un souvenir idiot et sans intérêt. C’est juste que j’ai beaucoup ri ce jour là en regardant les marionnettes. C’est tout.

J’aurai pu vous raconter qu’ensuite, après avoir bien ri, je me suis perdue. C’était prévisible puisque je m’étais laissé entraînée par la foule sans avoir pris le temps de regarder où j’allais. Alors que la nuit tombait, j’ai finalement retrouvé mon père qui était partis à ma recherche. J’étais en larmes et papa présentait un visage tordu par l’inquiétude. J’ai failli me jeter dans ses bras ce soir là, tellement j’étais soulagée de le revoir. Mais je me suis retenue. D’ailleurs mon père me donna une grande gifle pour la peur que je lui avais fait subir.

Non, tout compte fait, je préfère me souvenir des marionnettes.