mercredi 14 mai 2008

Le départ – 2e partie (février 1790)

Comme je vous l’expliquais hier, il ne fallut pas longtemps avant que je ne comprenne les intentions de mon père. En fait, je les compris même quelques minutes plus tard puisqu’il nous les expliqua de vive voix. Dès qu’il se débotta au coin de la cheminée, mon père se lança dans un court monologue sensé décrire l’alpha et l’oméga de la merveilleuse opportunité qui s’offraient à nous. A la manière d’un officier aboyant ses ordres devant la troupe, il nous fit part du programme des opérations à venir. Les choses étaient simples et il n’y avait pas à discuter. Mon frère, Sacha, qui à l’époque était âgé de sept ans, ma mère et moi-même composions cette troupe docile, alignée comme à l’inspection, écoutant respectueusement les directives du deus ex machina.

Mon père expliqua qu’on lui avait donné l’occasion de hisser le nom des Saltykov vers de plus hautes sphères (il est vrai, qu’en ce qui nous concerne, il était difficile de descendre plus bas dans l’échelle hiérarchique nobiliaire) en récompense de son ardeur guerrière à étendre les Saintes Terres de l’Empire. Et c’est à moi, Natacha Ivanovna Saltykov que revenaient l’honneur et le devoir de répondre aux espérances de notre nom. Demain, mon père me flanquerait sur la croupe de son cheval et, au galop, m’emmènerait loin d’ici à l’Ecole d’Etat de Smolny, une école, créée par Notre Petite Mère Catherine, pour les jeunes filles de qualité.

Ce n’était pas tant que j’y reçoive de l’éducation afin de parfaire mon développement personnel qui importait à mon père (enfin je crois), mais plutôt de se servir du statut de fille éduquée à Smolny (école réputée et célèbre dans l’Europe entière) comme d'un trophée que l’on pouvait avantageusement monnayer en vue d’un mariage. Une fille polyglotte, cultivée et possédant un zest d’esprit augmentaient les chances d’une union favorable, d’une élévation grâce à une alliance avantageuse laissant augurer des rentes prometteuses. Et à ce titre, mon père visait haut. Très haut même. Pourquoi pas m’accoupler avec un comte ? Tant qu’on y est !

Il est vrai que la petite paysanne que j’étais n’intéressait personne. Pour ainsi dire, je n’étais rien ; ou plutôt si, j’étais une créature inexistante… ce qui revient au même d’ailleurs. Le sang noble qui coulait dans mes veines pouvait tout juste me permettre de ne pas tomber à mon tour dans le servage comme beaucoup de paysans ruinés par la Pougatchevtchina. Régulièrement, les Moskovskie Vedomotsi (les Nouvelles de Moscou) publiaient des annonces dans le genre de celle-ci :

« A vendre, au 12e district, une jeune fille de seize ans, sachant faire de la dentelle, de la lingerie, sachant repasser, amidonner, et coiffer sa maîtresse ; a en outre, un joli visage et un corps bien fait. On peut l’inspecter et se renseigner sur son prix à la section 3.»

Si je n’étais pas tombée dans un tel état de misère c’était uniquement grâce à ma naissance. Mais mon sort n’était pas plus enviable pour autant.

En effet, qui aurait voulu de moi pour épouse dans l’état où je me trouvais en cette année 1790 ? Aucun noble en tout cas ; et mon père n’aurait jamais accepté que je descende plus bas encore, c'est-à-dire vers la roture, pour trouver maris. L’honneur, déjà bien ébréché, de la famille n’y aurait jamais survécu.

Comme je l’appris par la suite, les rêves fous de mon père étaient nés d’une conversation avec son grand ami, Alexandre, aide de camp du Prince Grigori Potemkine. C’est lui, ce fameux Alexandre dont le nom m’échappe toujours, qui conseilla mon père dans cette affaire et l’assura de l’appui du feld-maréchal afin de bénéficier de la gratuité de la pension à Smolny. Oh ! j’entends d’ici leur conversation avant, ou après c’est selon, l’une de leur nombreuses libations. Je pourrais même, sans trop l’inventer, reproduire leur dialogue.

-Ah ! mon cher Igor (Igor c’est le nom de mon père), avez-vous des enfants ?
-Pour sûr mon cher Alexandre. J’ai un fils, Sacha, il a sept ans.
-Sept ans ! C’est trop jeune pour l’inscrire dans une académie. En avez d’autres ?
-Mmmh… (Longue réflexion de mon père). J’ai une fille je crois…

(Bon d’accord, là j’exagère un peu. C’est juste que j’ai toujours eu l’impression que mon père se plaisait à ignorer mon existence avant ce jour.)

-Mais, quel âge a-t-elle ?
-Mmmh… voyons voir… si je me souviens bien… elle devrait avoir passé les douze ans à l’heure qu’il est.
-Mais c’est parfait mon cher Igor ! Voici le moyen de regarnir vos coffres et de penser à l’élévation de votre nom.
-Ah ! mon cher Alexandre, ami bienveillant et fidèle, comment cette petite femelle pourrait m’être d’un quelconque secours ?
-La première étape consiste à l’extirper de la bauge où elle croupit et de l’emmener à l’Ecole des jeunes filles de qualité de Smolny. Je me fais un point d’honneur de parler de votre cas à Sa Haute Excellence pour qu’il vous octroie les avantages dus comme à chacun de ses braves officiers. Si votre fille n’est point trop sotte, qu’elle s’y distingue quant à la qualité de sa société, et si notre cour auprès de Sa Haute Excellence se montre suffisamment habile, il est probable que nous puissions lui décrocher ensuite une charge de demoiselle d’honneur à la cour. Là aussi, nous pourrions jouer habilement et viser haut quant à la personne à laquelle elle serait attachée. Et ensuite…
-Et ensuite ? demande mon père la bave au lèvre.
-Et ensuite, les années passant, si votre fille présente des qualités d’esprit et des avantages physiques suffisamment attrayants au point de se distinguer de la masse des demoiselles d’honneur, il ne serait pas inconcevable qu’elle puisse éveiller l’intérêt de quelques courtisans de haute naissance. A-t-elle un joli visage au moins ?
-Par la moustache du Grand Vizir, je ne l’ai jamais regardée ! (Euh ! D’accord, là aussi j’invente…)
-He bien, mon cher Igor assurez-vous en ! Je vous signe demain une permission indéterminée. De mon côté, j’obtiendrai de Sa Haute Excellence les documents nécessaires à son inscription à Smolny. Mais avant, allons boire et chatouiller la croupe de nos charmantes compagnes. Elles nous attendent.
-Bien dit ! Mon cher Alexandre ! Buvons et amusons-nous !

Et voilà, sans avoir fourni trop d’effort d’imagination, comment ma vie fut promptement réglée.


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