vendredi 13 juin 2008

Le plaisir de faire souffrir (février 1790)

Je vous préviens. Ce chapitre est long. Aussi long que l'étendue de ma méchanceté.

J’ai évoqué brièvement, lors de mon dernier message, comment ma mère me corrigea au fouet pour une méchante bêtise que j’avais commise. « Méchante bêtise » ais-je écris ; il s’agit certes d’un doux euphémisme. Parlons sans détours, c’était un crime ignoble, une abomination dont il se peut que je paie encore, devant Dieu, le poids du rachat. L’espèce de purgatoire dans lequel j’erre actuellement, ne pouvant trouver ni repos ni consolation, est probablement, d’ailleurs, la conséquence directe de l’évènement dont j’entreprends à présent avec honte la relation. Car cette « méchante bêtise » comme je la nommai élégamment, est sans aucun doute la pire chose que le démon m’ait inspirée au cours de mon existence.




Le voyage avec mon muet de père étant d’une tristesse désespérante et le paysage monotone à mourir d’ennui, je me réfugiai dans mes pensées et mes songes. La gifle injuste de mon père m’amena incidemment à me remémorer les coups de fouets largement mérités de ma mère. A cette époque je devais avoir huit ou neuf ans, guère plus. Nous avions passé, moi et mon frère toute la fin de l’hiver chez nos cousins du nord, dans l’oblast de Kostroma. Mes cousins, Dimitri et Constantin, plus âgés que moi de quelques années, s’amusaient chaque jour à me faire visiter leur vaste domaine peuplé d’environ 500 âmes. A titre de comparaison, notre domaine à nous était beaucoup plus petit et nous ne possédions que 45 âmes. Tout cela pour dire combien j’étais admirative et en même temps envieuse de mes cousins de Kostroma.

Dimitri et Constantin ne se déplaçaient jamais sans leur knout. Ils s’amusaient à faire peur aux serfs et à faire claquer le knout sur les mollets de ces misérables en les rudoyant grossièrement. Je trouvais cela plaisant. Toutes ces personnes ridicules tremblant de peur devant deux petits garçons, leur soumission totale, leur servilité confinant à la bêtise, tout cela était pour moi un spectacle exquis. Mes cousins se moquaient d’eux, les insultaient, entraient dans leur demeure et renversaient tout leur mobilier. Et les autres, créatures abruties et sans honneur, ne pouvaient que répliquer les formules habituelles en baisant la tête : « Mes bons seigneurs, nos bons soleils, que Dieu vous rende grâce… » Moi pendant ce temps, je riais. Je riais oui, je riais.

« Les serfs sont notre propriété, ils sont à nous ; nous avons le droit d’en faire ce qu’il nous en plaît !» m’avait répondu un jour Dimitri alors que je lui demandais s’il était bien charitable d’agir ainsi à leur égard. Cette phrase me marqua plus que je ne me l’imaginai.

Ce que j’avais vu et entendu chez mes cousins de Kostroma, leur rudesse envers leurs serfs, leur brutalité et leur manque de charité ne manquèrent pas de produire leurs effets quelques mois plus tard dans mon esprit.

Tatiana, comme je vous l’ai expliqué précédemment, était ma meilleure amie. Nous étions nées presque ensemble et bien qu’elle fut serve et moi noble, nous ne pouvions pas nous passer l’une de l’autre. Tatiana possédait un cœur d’une incomparable douceur et une bonté d’âme qui devait lui permettre d’atteindre le Ciel sans souffrir le repentir. Ce jour là, par une belle après-midi ensoleillée, nous jouions à la poupée au bord du ruisseau. Tatiana n’avait pas de poupée mais je lui prêtais volontiers la mienne car je la savais bonne mère. Oh ! ce n’était qu’une poupée de chiffon pas bien belle, et même assez disgracieuse, mais elle avait la chance d’être aimée par deux mamans.

Tatiana lui avait confectionné un large fichu et elle s’appliquait depuis une dizaine de minutes à le maintenir correctement sur ma poupée. Moi, j’avais envie de voir si cela lui allait, mais Tatiana m’avait défendu d’en admirer le résultat avant d’être certaine que le nouvel habit se marie parfaitement à la poupée. Je commençais à trouver le temps long.

-Voilà ma petite demoiselle, disait Tatiana à la poupée, vous êtes bien mise avec votre merveilleux foulard. Le soleil ainsi ne vous incommodera plus. Maintenant, nous allons vous montrer à votre bonne maman pour qu’elle vous admire. Mais avant, il faut que je vous recoiffe un peu…
Blabla blabla… mais quelle bavarde cette Tatiana! Depuis une éternité je n'entendais que ces mêmes exclamations de fierté maternelle: "Que vous êtes belle ma petite fille! Vous vous marierez avec le Tsar, n'est-ce pas? Comme je vous aime! Laissez-moi vous embrasser!" et cetera et gnagnagna et gnagnagna... Elle prolongeait sans cesse sa séance d'habillement alors que moi je devenais de plus en plus empressée.
-Je veux voir ! Donne-moi ma poupée ! ordonnai-je à bout de patience.
-J’ai bientôt fini Natacha. Oh ! comme tu vas être contente.
-Non ! Je veux ma poupée maintenant !
-Il faut juste que je la recoiffe… accorde-moi quelques secondes pour…


Mais j’en avais assez. C’était ma poupée et je voulais voir tout de suite sa nouvelle coiffe. Je poussai Tatiana et, en lui arrachant violemment la poupée, je griffai involontairement son avant bras.
-Natacha ! tu m’as griffée.
-C’est de ta faute vilaine. Tu n’avais qu’à m’obéir immédiatement et me rendre ma poupée.
-Mais je voulais te faire plaisir en la rendant très belle.
-Menteuse ! Tu voulais jouer plus longtemps avec elle en usant de faux prétextes. Une serve doit obéir immédiatement à son propriétaire. N’oublie pas qui je suis et qui tu es.

Mes dernières paroles firent plus de mal à Tatiana que mes coups de griffes. Elle rougit en baissant la tête.
-D’ailleurs ce foulard est affreux et lui donne une mine affreuse. Tu n’as aucun goût pour habiller notre petite fille ! ajoutai-je triomphalement en remarquant que le rappel de sa condition l’avait livrée instantanément pieds et poings liés à ma merci.

L’incident aurait pu en rester là, mais le goût du sang avait excité l’animal en le rendant sauvage. J’avais fait la découverte du pouvoir, celui que ma naissance m’avait conféré sur mon amie. Ce pouvoir absolu m’enivra admirablement et je le bus sans freins. Dès ce jour, je me mis à maltraiter Tatiana pour des futilités. Je lui rappelais sans cesse qu’elle me devait une totale obéissance car elle m’appartenait en droit. Et en droit, je pouvais la punir au moindre de ses écarts.

Très vite, j’en arrivai à lui commander des extravagances qu’elle s’empressait d’exécuter sans broncher. Tatiana, mange cette herbe ; et Tatiana mangeait l’herbe. Tatiana, roule toi dans les orties ; et Tatiana se roulait dans les orties. Elle finit par ne plus oser venir chez moi car elle me craignait réellement. Mais alors c’est moi qui allais chez elle. Tatiana avait beau se cacher. Je finissais toujours par la retrouver. Pour la punir de tout et de rien, je lui ordonnais de relever les manches de sa chemise et je griffais ses bras. Croyez-le ou non, mais lorsque j’ordonnais à Tatiana de dénuder ses bras, elle s’exécutait en pleurant car elle savait que j’allais la faire souffrir. Pourtant, elle le faisait, elle obéissait. Le pire du pire, c’est que j’éprouvais du plaisir à la voir pleurer.

Elle était devenue ma chose, ma créature, mon esclave, un objet sans âme dont j’ignorais les sentiments. Au bout d’un mois de ce traitement, ma pauvre Tatiana était devenue complètement abrutie, tremblante, incapable de prononcer plus de trois mots de suite sans bafouiller. Une véritable ombre sans relief animé par du vide. Mais il faut prendre garde à ne pas pousser trop loin la docilité des chiens humains. Sinon ils deviennent des désespérés. Et là…

Le matin de mon illumination (car c’est bien d’une illumination qu’il s’agit, de par la grâce de Dieu) j’avais ordonné à Tatiana de venir m’aider à construire un plancher de joncs pour notre repère. Arrivé à l’étang, je commandai à ma créature d’aller couper les joncs, mais comme celle-ci ne ramenait pas le nombre de joncs qu’il me plaisait de vouloir, je décidai de la punir comme il se devait.
-Non ! me répondit Tatiana alors que je lui venais de lui ordonner de relever ses manches afin de griffer ses bras.
-Quoi ? Tu oses me désobéir ? Relève tes manches et reçois ta punition !
Les yeux éteins de Tatiana venaient de reprendre vie et une lueur nouvelle scintillait maintenant au fond de ceux-ci. La lueur du désespéré qui est arrivé au bout de sa servitude, au bout de sa laisse qu’à la fin elle se casse ; c’était la lueur de la révolte comme seule échappatoire à une vie de misère.
-Non ! Tu m’as trop fait pleurer, tu m’as trop fait de mal. Je ne peux plus le supporter. Je préfère qu’on me jette en prison ou qu’on m’exile en Sibérie, ça ne peut pas être pire qu’ici. C’est fini Natacha.
Elle avait prononcé cela sans bafouiller, comme ramené à la vie, elle ne baissait plus la tête. Cette attitude et ces paroles déclenchèrent ma colère et ma rage. Je me jetai sur mon esclave et la renversai sur le sol en la battant et en lui griffant le visage. Elle réussit néanmoins à se dégager et à se sauver.

En la regardant s'enfuir, je sentis une déchirure se prolonger du sommet de ma tête jusqu’au fond de mes entrailles. Allez savoir pourquoi, mais cette dispute, la résistance de mon souffre douleur face à mon odieuse conduite me dessilla les yeux. Je n'avais pas seulement détruit Tatiana, je m'étais détruite moi-même en me vautrant dans la plus basse des perversions. C'est Dieu qui venait de me parler, il n'y avait pas d'autres explications.

L’après-midi, alors que nous travaillions aux champs avec toutes les femmes du domaine, ma mère remarqua l’écorchure sur le visage de Tatiana. Elle s’en inquiéta et demanda à la pauvre petite la raison de cette vilaine blessure.
-Ce n’est pas grave ma bonne maîtresse.
-Il faut soigner cela au plus vite, la blessure est profonde. On dirait des griffes. Tu sais qui t’as fait cela ?
-Oui ma bonne maîtresse.
-Qui est-ce que ?
-Je… je ne peux pas le dire…
-Pourquoi ? Celui qui t’a fait cela doit avoir l’âme bien noire pour s’en prendre à une enfant si douce et si tendre.
-Oh ! ma bonne maîtresse, je vous supplie humblement de me permettre de retourner au travail.
-Que crains-tu ? Tu es notre douce Tatiana. Tout le monde t’aime ici. Pourtant, je te vois malheureuse depuis quelques semaines. Aurais-tu des soucis ?
-Non ma bonne maîtresse.
-Quelqu’un te fait-il du mal ?
-Oui ma bonne maîtresse, murmura Tatiana en baisant la tête car elle était incapable de mentir.
-Ce ne sont pas les seules blessures, n’est-ce pas ?
-Mon bon soleil, prenez pitié de moi, ne me demandez pas…
-Je te le demande pourtant. Montre-moi les autres blessures. Je ne peux pas te laisser travailler dans ces conditions.

Tatiana ne put qu’obéir et dénuda ses bras en retenant ses sanglots. A la vue des meurtrissures, des plaies et des bleus, ma mère poussa un cri d’horreur.

-Par tous les saints ! Quel est le monstre qui a osé te flétrir de si atroce façon ? Parle Tatiana, voyons, parle !
Mais la petite malheureuse ne pouvait plus rien prononcer. Partagée entre un vestige de fidélité envers ma misérable personne et l’obéissance qu’elle devait à ma mère, Tatiana s’enfonçait dans une impasse. Des grosses larmes coulèrent le long de ses joues meurtries et se mélangèrent au sang. J’étais effondrée. Il fallait que je paie et que cessent les tourments de ma pauvre amie.
-C’est moi, mère ! C’est moi qui ai maltraité à l’excès la douce Tatiana.
-Toi ! hoqueta ma mère comme si elle venait de recevoir un coup sur la poitrine. Mais… pourquoi ?
-J’ai fait comme mes cousins qui prennent plaisir à tourmenter leurs serfs. J’en demande bien pardon à Tatiana et à Dieu.
-Ah mais c’est trop facile ma fille ! Faire appel à l’infinie miséricorde de Dieu et à la bonté naturelle de votre malheureuse amie qui vous aimait tant et que vous avez réduite à l’état de plaie vivante n’empêchera pas la juste correction que moi je vais vous infliger. Vous avez suivi les pentes les plus obscures de votre nature de la plus monstrueuse manière, mademoiselle la furieuse. Vous payerez votre inclination à la cruauté de si belle façon qu’il ne se passera pas un jour de votre vie sans que vous n'en gardiez vivement le souvenir. Disparaissez de devant moi, que je ne vous vois plus de tout ce jour.

Ce fut le fouet à lanière (dix coups), le régime au pain sec et à l’eau et la privation de sortir de ma chambre pendant tout un mois. Mais cette punition était encore trop douce à mon goût. La nuit, je me relevais en pleurant et je déchirais la peau de mes bras avec mes ongles. Je voulais subir ce que ma petite Tatiana avait souffert. Je voulais châtier cette nature enfermée dans ce corps jusqu’à l’ouvrir en deux, plonger ma main dans mes entrailles et l’en chasser.

Mais par-dessus tout, je priais pour que Tatiana me fasse encore l’aumône de son amour. Tatiana était bonne, douce et son cœur immensément généreux. J’avais donc bien tort de m’inquiéter, comme la suite me le prouva.

J’ai pris le servage en horreur car il corrompt le serf qui perd toute dignité humaine et corrompt le maître en lui permettant d'assouvir ses instincts les plus vils.

Nous avions neuf ans. Tatiana et moi, nous avons longtemps rêvé d'un pays magique où tous les hommes seraient heureux et libres. Mais malheureusement, ce n'était qu'un rêve.



Aucun commentaire: