mercredi 18 juin 2008

Tu n’es plus mon esclave, je ne suis plus ta maîtresse.(février 1790)

C’est à peu de chose près ce que j’ai dit à Tatiana lorsque je fus libérée par ma mère au bout d’un mois de pénitence. Ce jour là, ma douce Tatiana m’attendait sur le seuil de ma demeure, impatiente comme moi, des larmes plein les yeux, comme moi. Dès qu’elle me vit, elle s’inclina pour me baiser la main selon l’usage. En effet, tous les serfs saluent leurs maîtres par le baiser de la main tout en s’inclinant ou en s’agenouillant ; en tout cas je l’ai toujours vu faire ainsi.
-Non douchineka (ma petite âme), dis-je, en l’embrassant. Ne t’abaisse plus devant moi comme une serve. Tu es mon amie. Il n’y a plus de fille noble ni de fille serve. Il y a deux amies. C’est tout. Si du moins tu veux encore de moi… Je serais très malheureuse si tu décidais de ne plus m’aimer puisque moi je t’aime mais je le comprendrais car j’ai été odieuse.
-Douchenika chérie, me répondit-elle, ne pleure pas, mon coeur est rempli de toi… Si je ne t'aimais plus, il cesserai de battre.

Nous ne pûmes en dire davantage. L’émotion nous serra la gorge et nous nous étreignîmes en nous embrassant mutuellement jusqu’à la fin de la journée. Cette réconciliation renforça nos liens. Dès lors, Tatiana ne fut plus seulement ma meilleure amie, elle devint ma sœur, ma confidente, mon ange, ma moitié. Mais jamais, jamais plus, elle ne fut ma serve, ma propriété.

Sautons quelques années voulez-vous ? (oui, je sais mon récit est décousu, mais c’est ainsi qu’apparaissent les souvenirs de ma vie, des flammèches jaillissant dans la nuit et qui s’éteignent aussitôt). Nous avons douze ans, un dimanche, c’est l’été, le dernier que je passais dans mon village, j’étais loin de le savoir à l’époque ; je suis avec Tatiana. Nous sommes couchées dans l’herbe et nous rêvons toutes les deux à nos futurs princes charmants.




Nous n’étions jamais avec les autres filles du village car elles font toujours la même chose, comme dans tous les villages de Russie d'ailleurs. Les sottes ! En effet, les dimanches et les jours de fêtes, les filles se réunissent dans la principale rue du village, forment un cercle en se tenant la main, et chantent des vieilles mélodies de la Petite-Russie, généralement très monotones. Les garçons ne viennent pas volontiers se mêler à ces rondes insipides que nulle gaieté ne vient animer. D’ailleurs, la plupart des garçons de mon village sont des abrutis apathiques complètement inintéressants. Il fallait que je le dise.

Bref, nous sommes là, toutes les deux, couchées sur un tapis de fleurs. Mon oreille collée contre sa poitrine, j’entends le rythme de son cœur qui me berce et qui m’entraîne dans un état indéfinissable, mais très agréable, proche de la semi conscience. Soudain, sans se dire un mot, nous percevons toutes les deux une caresse semblable à un vent léger dans le dos les bras et les jambes. Une douce musique emplit l’espace. Le sol se dérobe et nous sentons que nous ne touchons plus terre. Nous volons, à moins que ce soit le sol qui vole au dessus de nous. Les fleurs tournoient devant nos yeux comme des milliers d’oiseaux colorés et nous sommes aspirés par cette danse aérienne de pétales, de pistils et de pédoncules. Nous sommes devenues des fleurs.

Cette sensation très réelle, ou plutôt ce rêve, a été partagé en tout point au même moment par Tatiana qui m’a raconté la même expérience avec les mêmes mots, les mêmes expressions à un point tel que nous en étions presque effrayées. Jamais nous n’avions connu une fusion aussi complète, aussi absolue. A croire qu’à ce moment là, nous formions la même personne.

Pourquoi je vous raconte tout ça? D'abord parce c'est un beau souvenir, ensuite pour vous montrer qu'il n'y a aucune différence notable de sensibilité entre un serf et un noble. Je sais que pour vous, européens, la chose semble aller de soit. Mais ce n'étais pas aussi évident pour moi, à l'époque. Et ce l'était encore moins pour l'immense majorité des nobles russes qui considéraient les serfs comme des créatures paresseuses, stupides et viles qui ne comprennent que le bâton.

Pourtant, si l’on y réfléchi bien, me suis-je dit alors, si fusionnelles que nous soyons, Tatiana et moi nous ne pourrons jamais prétendre vivre la même vie. Moi, je devrai épouser un noble. Et puisque je suis pauvre, on me collera à un vieux veuf tout rabougri et obscène, puis je terminerai ma vie dans un château. Tatiana quant à elle, puisqu’elle est serve, on la mariera à un autre serf, un pauvre idiot de seize ans devant partager le toit de ses parents. Tatiana ne sera pas seulement la femme de son médiocre mari, elle sera aussi la femme de tout le monde ; la femme de son beau père, du cousin, de l’oncle… C’est ainsi que vivent les misérables, entassés les uns sur les autres dans l’unique pièce de l’isba, se couchant les uns sur les autres… et dans le cas de Tatiana, devant coucher avec les uns ou les autres. J’ai trop connu la réalité de la vie des serfs pour ne pas savoir comment se passent les nuits pour une belle jeune fille.

En fait, je ne sais pas ce qu'est devenue ma douce Tatiana, mais je gage que le tableau que j'ai dépeins précédemment n'est point trop éloigné de ce que fut en réalité sa pauvre vie.

Cette après-midi là, enveloppées par les fleurs, nous rêvions toutes les deux à un prince sur sa magnifique monture qui nous emmèneraient dans des contrées enchantées. La vie s'est chargée de nous donner son nom : il s'appelle résignation.

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